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Visibiliser et légitimer les compétences du care

Dans nos recherches en anthropologie sur la santé intégrative, ma collègue, la Dre Aline Sigrist, et moi-même faisons l’hypothèse que ce sont les mêmes raisons qui amènent les patients à recourir aux médecines «complémentaires» que celles qui conduisent les infirmières à déplorer l’évolution de leur profession et à se tourner, elles aussi, vers les médecines complémentaires.

Dans nos recherches en anthropologie sur la santé intégrative, ma collègue, la Dre Aline Sigrist, et moi-même faisons l’hypothèse que ce sont les mêmes raisons qui amènent les patients à recourir aux médecines «complémentaires» que celles qui conduisent les infirmières à déplorer l’évolution de leur profession et à se tourner, elles aussi, vers les médecines complémentaires. Dans leurs témoignages, les infirmières expriment combien leur métier a évolué ces dernières trente années. Si elles se sont battues pour la reconnaissance de leur profession, elles regrettent que l’académisation de leur métier se soit traduit par une augmentation des tâches administratives, un rôle plus analytique, une expertise de gestes techniques. La relation au patient est déléguée aux assistantes en soin, aux aides-soignantes, les interactions informelles qui pourtant faisaient partie intégrante du soin ont disparu, probablement faute d’avoir justement été formalisées:
«Comme jeune infirmière (dans les années 1970), je faisais une toilette, si je prenais trois quarts d’heure… j’avais tout le temps de faire du soutien psychologique auprès du patient. En plus, le patient qui venait pour une vésicule biliaire par exemple, il restait quinze jours à l’hôpital… Pendant ces quinze jours, la relation s’établissait. On avait le temps de toucher à d’autres problématiques de la personne. On l’accompagnait dans tout ce chemin de guérison. Sur un laps de temps assez long et donc, nous, on n’était pas frustrées… Maintenant, les gens qui viennent à l’hôpital, nous comme infirmières, on est frustrées. C’est pour ça qu’on a besoin peut-être de s’intéresser à d’autres approches. […] On n’est plus que là pour préparer le patient… il a l’intervention, on le débriefe et il fiche le camp. Et nous, on est là comme ça… alors on a fait nos gestes techniques, mais on n’a pas eu d’approche de la personne. Cette évolution de la prise en charge, c’est peut-être déjà une première des réalités qui a fait qu’on a dû s’intéresser comme soignante à d’autres approches pour avoir du temps…»

Dans une interview, une infirmière de la génération suivante, qui s’est également tournée vers une pratique complémentaire pour compenser la frustration relationnelle rencontrée dans sa pratique d’infirmière, décrit comment, après un burnout, elle a retrouvé goût à son métier en effectuant, dans une clinique, les tâches qui ne font généralement plus partie du cahier des charges d’une infirmière: «On distribuait les plateaux-repas, on installait les gens pour manger, on leur faisait la toilette, ce qui d’habitude ne fait pas partie du cahier des charges d’une infirmière… mais c’était mis en avant par la clinique. Je retrouvais cette idée d’appliquer des soins dans la globalité. C’est là que j’ai réalisé qu’au fond ce n’était pas ma profession que je n’aimais plus mais c’était la manière dont je devais l’appliquer qui ne m’allait plus.» Les infirmières comme les patients ont de la peine à expliciter ce qui semble faire défaut à la médecine «conventionnelle» et ce qu’ils trouvent dans les médecines «complémentaires». Il est question de «prendre le temps», de «qualité relationnelle», de «soins corporels», mais il est généralement difficile d’en dire plus. Les recherches qui s’intéressent aux «interactions de soins», aux pratiques dites du care, nous ont amenées à envisager cette difficulté à détailler les «bénéfices» des médecines complémentaires et les «manques» de la médecine conventionnelle comme révélatrice.

Les care studies montrent comment l’expertise et les compétences du care, le plus souvent dévolues aux femmes, ont été invisibilisées. Les auteures qui se sont intéressées très minutieusement aux interactions dans les relations de soins montrent que les compétences du care ont généralement été considérées comme relevant de la sphère privée, acquises par imitation de la mère, ou même tout simplement s’exprimant naturellement, de manière innée, comme l’instinct maternel. Cette situation n’a pas permis que le care soit envisagé comme une expertise nécessitant des apprentis- sages subtils pour se déployer dans la sphère professionnelle. En évoluant vers une meilleure reconnaissance sociale et salariale, la professionnalisation des soins infirmiers a surtout retenu les compétences analytiques, techniques, administratives qui participent plus d’une logique abstraite et formelle (de type «masculine» selon les dichotomisations classiques du genre) que d’une logique relationnelle (d’une part plus «féminine», mais aussi moins en vogue dans une société néolibérale qui valorise l’autonomie individuelle). Visibiliser et valoriser les pratiques du care implique d’identifier plus finement, de nommer, d’articuler une expertise et des compétences invisibilisées, naturalisées, qui prennent place subrepticement dans les échanges informels, au cours, par exemple, des soins corporels. Dans cette optique, les care studies ont entrepris d’étudier toutes ces dimensions indispensables qui font le liant du vivre ensemble, qui permettent de vivre mieux dans l’interdépendance et auxquelles on accorde pourtant peu d’importance.

Il ressort de ces recherches que les pratiques du care nous éloignent des versions rationalistes de l’être humain. Plutôt que d’exiger des jugements impartiaux et des décisions fermes, généralement corrélés à des enjeux de pouvoir, l’expertise du care implique de tenir compte de la complexité et des tensions fluctuantes dans un monde plein d’ambivalences (Lindén & Lydah, 2021 : 4-5). Pour Mol et al. (2020 : 13), contrairement à l’éthique médicale, l’éthique du care ne cherche pas à répondre à la question «Qu’est-ce qui est juste en général ? », « Quelle est la norme statistique ? ». L’éthique du care développe plutôt les compétences en lien avec la capacité de négocier avec les différentes conceptions de ce qui est juste. «Comment différentes conceptions de ce qui est juste peuvent coexister dans une situation particulière, dans un contexte donné?» Développer les compétences et l’expertise relatives au care implique d’abandonner, pour un temps en tout cas, le regard distancé et objectif qui caractérise la posture scientifique et de reconnaître que les êtres sont inextricablement enchevêtrés et inévitablement transformés dans leurs relations (Martin, et al., 2015 ; Puig de la Bellacasa, 2011). L’interaction est le lieu d’une co-construction, d’un échange qui laisse la place à l’incertitude pour aboutir à une nouvelle perspective partagée. Nous retrouvons là une perspective chère au sociologue de la relation au monde, Hartmut Rosa (2018, 2020). Si l’on considère la maladie, la souffrance, comme une crise, il vaut encore la peine de s’intéresser aux recherches de Branicki (2020: 873) sur l’éthique du care dans la gestion des crises. Alors qu’une gestion rationnelle de la crise se centre généralement sur un calcul des risques et des bénéfices avec comme objectif un « retour à la normale», une gestion plus féminine de la crise tient compte de l’éthique du care. La crise est dès lors perçue comme l’opportunité d’une transformation sociale qui tient compte de la complexité des relations d’interdépendances et ne cherche pas à «trancher dans le vif» (Mitroff, 1988). Enfin, pour Mol et al. (2010: 10), le plus difficile lorsqu’on cherche à articuler l’expertise inhérente au care est de trouver les mots pour exprimer sa large composante non-verbale.

Pour ma part, en m’intéressant plus particulièrement aux « interactions de soins» dans le cadre de pratiques dites « complémentaires», je relève les capacités à 1) accueillir l’inconfort plutôt que vouloir l’éliminer, 2) accompagner l’incertitude liée à la transformation 3) explorer la singularité et la complexité d’une situation par le biais des sensations 4) conscientiser le «non-verbal» et, parallèlement, 5) ressentir le conceptuel. Ce sont là les compétences subtiles que les care studies identifient derrière les concepts généraux de «prendre le temps» pour une «qualité relationnelle», d’«échanges informels» qui accompagnent les «soins corporels», dans la sphère de « l’intime». Des compétences et des qualités invisibilisées, non valorisées du moins économiquement, qui tendent à disparaître de la médecine «conventionnelle», notamment au travers des processus de rationalisation économique, juridique, institutionnels. Une disparition qui pourrait expliquer, en partie du moins, ce qui amène de plus en plus de personnes à se tourner vers les médecines «complémentaires», qu’il s’agisse des patients ou des soignants et en particulier des infirmières.

Quelle différence pourrait-il y avoir pour les infirmières si, au cours de l’universitarisation de leur métier, les apprentissages relatifs au care avaient eu le même poids que le développement des compétences analytiques et techniques? On peut se demander si les chiffres relatifs à l’abandon prématuré du métier, au burn-out et à la reconversion dans les médecines complémentaires seraient revus à la baisse. À ce sujet, il est intéressant de noter que des études dans des services de médecine intégrative, dans les hôpitaux de Fribourg et de Saint-Gall, indiquent que: « La crainte que des soins supplémentaires (relatifs à l’introduction de pratiques complémentaires) puissent présenter une charge disproportionnée à la routine quotidienne des soins infirmiers, déjà très denses, et ne soient donc pas réalisables, n’a pas été confirmée. Lors des entretiens de groupes cibles suite à l’introduction des nouvelles prestations, le personnel infirmier ayant effectué les traitements s’est montré très satisfait. Malgré une charge de travail souvent importante et émotionnellement difficile, le personnel soignant a perçu ces applications externes comme bénéfiques non seulement pour les patients mais aussi pour lui-même. Le temps consacré au patient en apportant des soins bienfaisants, alors que les procédures sont généralement éprouvantes, permet d’intensifier la relation avec lui. L’expérience de faire du bien et de pouvoir améliorer le bien-être du patient suscite un sentiment de bonheur et aide, notamment dans les périodes agitées, à se détendre et à réduire le stress» (Otth, et al., 2020).

Quelle différence pourrait-il y avoir pour les médecins, et notamment les médecins de famille de la gent féminine, si le temps consacré au care était valorisé? Une médecin me confie qu’elle «travaille énormément mais ne facture pas beaucoup» parce qu’elle est «plus idéaliste que certains collègues». Elle souligne: «c’est vrai que c’est parlant… quand on est dans nos comités… nous les femmes on est beaucoup moins questionnée par la rentabilité… […] On consulte et puis après il y a un temps pour discuter… que je considère vraiment en dehors de la consultation bien sûr…». Elle rajoute que ses collègues masculins «ont raison de dire qu’il faut qu’on valorise ce travail parce qu’il a du sens […] je suis convaincue que la discussion un peu parallèle, qui prend du temps, informelle… elle aide tout…».

Quelle différence pourrait-il y avoir pour les patients? La même médecin me raconte:
« Là j’ai des jeunes (médecins en formation) qui sont vraiment drillés avec les red flags, ils sont tellement bons et adorables… mais on les presse tellement comme des citrons… alors qu’en fait d’avoir juste le temps de créer un climat un peu détendu… de mettre en confiance… les gens nous disent tellement d’autres choses… Par exemple une dame me dit “je comprends rien… ça part dans tous les sens…” Et puis voilà… on parle un peu de la pluie et du beau temps… et puis après on écoute… puis tout à coup ça fait “ploup”… et puis la dame qui a consulté trois fois aux urgences, qui ne parle pas bien le français… on comprend que ça ne va plus du tout avec son mari, mais dans sa culture c’est pas possible de… il a fallu trois consultations aux urgences pour des douleurs abdominales et des vomissements… voilà… c’est vraiment ce temps… mais ça… il n’y a plus la place…»

Quelle différence pourrait-il y avoir même pour les thérapeutes complémentaires? Une réflexologue m’explique que si certaines thérapies comme la réflexologie sont maintenant reconnues par l’ASCA: «Sur le justificatif de remboursement de mes clients… je vais pouvoir comptabiliser le temps du massage, c’est-à-dire… une heure de massage… pour autant moi je passe une heure trente avec chacun de mes clients parce que justement je prends ce temps d’entretien… pour mettre à plat l’état de santé actuel, pour voir où il en est pour… comprendre ce qui s’est passé peut-être depuis la fois précédente… écouter… et pis reconscientiser ce qu’on va faire là dans l’heure de soin… c’est-à-dire proposer un objectif de soin pour cette fois. Tout ça, c’est du temps que je ne peux pas faire figurer sur le justificatif de remboursement du client… sauf cette première anamnèse de quinze minutes, la toute première fois que je vois cette personne… donc si c’est une personne avec qui j’entre dans un processus thérapeutique pis qu’on dit qu’on va se voir trois fois de suite… ben… j’ai quinze minutes de possible, mais en gros ça fait faire trois fois une demi-heure, une heure trente gratuite… et si j’ai quatre personnes sur une journée, c’est deux heures de travail gratuit… de manière générale, tous les thérapeutes ont laissé tomber et acceptent que c’est comme ça…». Rappelons que les femmes représentent 87,5% des praticiens complémentaires, selon une étude publiée en 2015 par l’Observatoire suisse de religions (Stolz, et al., 2015).

«Quelle différence pourrait-il y avoir pour les médecins, et notamment les médecins de famille de la gent féminine, si le temps consacré au care était valorisé?»

 Notre recherche en santé intégrative nous amène à rejoindre le point de vue des care studies, pour qui il est crucial de développer un langage et une reconnaissance de l’expertise et des compétences du care si nous ne voulons pas qu’elles ne s’érodent toujours plus. Si nous ne souhaitons pas qu’elles soient soumises à des règles qui leur sont totalement étrangères, notamment celles d’une société néolibérale, fondée sur une logique plus individualiste que relationnelle. Un point de vue qui ne semble pas très éloigné des préoccupations de certains professionnels de la santé, chercheurs et dirigeants. Dans une table ronde, Stéphanie Monod, médecin cheffe à Unisanté, professeure titulaire à la Faculté de biologie et de médecine, ancienne cheffe de service de la santé publique, affirme qu’actuellement «la crise de la médecine n’est pas économique mais au niveau de la relation». Dans l’espace «patients et proches» qui gère les doléances des patients et des proches au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), Béatrice Shaad5 relève que 45 % des plaintes enregistrées sont d’ordre relationnel. La médecine serait en crise au niveau de la relation alors même que, selon Eric Bonvin (2006 : 191-192), psychiatre, directeur des Hôpitaux du Valais: «Dans le contexte du soin, c’est donc dans une relation attentive, dans laquelle s’exprime une rhétorique ajustée, ordinaire, et profane, que se trouve le plus haut potentiel d’influence relationnelle thérapeutique (Auchelin, 1996; Collins et Markova, 1999).»

Eric Bonvin écrivait en 2006 déjà, que: «C’est, en fin de compte, une véritable initiation propédeutique à la relation thérapeutique qui mériterait d’être intégrée, non seulement dans le cursus de formation en psychothérapie, mais également dans celui, prégradué ou postgradué, d’autres spécialités médicales, notamment dans les modules de sensibilisation à la médecine psychosociale ou à la psychologie médicale.» Pour lui, il manque dans le cursus « une initiation aux phénomènes relationnels» dans lesquels les acteurs « doivent se reconnaître mutuellement comme êtres humains singuliers», au sein d’une relation fondamentalement personnelle, idiosyncrasique, inductive, située et spécifique à un contexte (Tochon, 1998: 272) où il faut « bricoler»6 avec les représentations personnelles et les savoir théoriques, avec l’incertitude et les réponses auxquelles on ne s’attend pas (Bonvin, 2006: 192).

En guise de conclusion, sur la base des éléments évoqués dans cet article, il me semble justifié de dire que «proposer une initiation propédeutique à la relation thérapeutique» implique de développer une éthique du care. Cependant, pour faire l’objet d’apprentissages formels et professionnels, les compétences et l’expertise qui se déploie dans une « relation attentive», une « rhétorique ajustée, ordinaire et profane», généralement perçues comme relevant de la sphère privée, doivent être identifiées et détaillées. Les care studies, par le biais de leur recherche, se sont attelées à la tâche de nommer et valoriser les compétences du care, invisibilisées et naturalisées. Dans la même optique, vous trouverez dans cette revue une auto- ethnographie d’un itinéraire thérapeutique au cœur des compétences « complémentaires» de la santé intégrative. Mais il ne s’agit là que d’une première étape. En effet, il apparaît que ces compétences, en plus d’être reconnues et légitimées demandent à être articulées avec la logique scientifique. La logique relationnelle du care, en mettant, notamment, l’accent sur l’importance, d’une part pour le soignant, de se laisser toucher, affecter et, d’autre part, de tenir compte de la subjectivité du patient, dans des relations où les sujets, inextricablement mêlés, sont inévitablement mutuellement transformés, se distingue des critères impératifs de distanciation et d’objectivité qui caractérisent la science.