Expérimenter

Un dispositif artificiel qui produit des émotions vraies

Les patients simulés permettent aux futurs médecins et soignants d’exercer leurs compétences dans un environnement sécurisé. Comme au théâtre, les rôles et les décors sont faux. Mais les interactions, tout comme leurs effets sur les protagonistes, sont bien réelles.

«Le stagiaire en psychiatrie m’a demandé si j’avais des amis. Cette question, et surtout l’intonation utilisée, m’a piquée au vif. Je lui ai répondu sur un ton agressif: “Pourquoi pensez-vous donc que je n’aurais pas d’amis?” Puis je me suis levée de ma chaise pour lui exprimer ma colère.» Patiente simulée, Christelle Schwegler jouait le rôle d’une personne avec trouble de la personnalité borderline dans le cadre d’une formation continue. «Lorsque je me suis levée, j’ai vu que la personne en face était décontenancée. Elle ne savait plus quoi dire. J’ai senti qu’il ne fallait pas pousser plus loin. J’ajuste constamment mes réactions aux limites que j’observe chez l’apprenant. Mon but n’est pas de le “casser”, mais au contraire, de l’aider à prendre conscience que ses paroles et ses actes ont des impacts.»

Christelle Schwegler travaille au Centre interprofessionnel de simulation (CIS) à Genève. «Notre équipe compte près de 300patients simulés, essentiellement recrutés par le bouche-à-oreille, précise Patricia Picchiottino, directrice adjointe du CIS. Elle comprend une grande diversité de profils: il y a des adolescents, des personnes de plus de 90ans et toutes sortes de parcours de vie. Ce travail demande une implication particulière.» Certains patients simulés sont comédiens, d’autres retraités ou encore chauffeurs de taxi. Si le CIS existe depuis dix ans, les techniques d’apprentissage intégrant des patients simulés ont été inventées dans les années1960 aux États-Unis. Elles sont arrivées dans les facultés de médecine helvétiques une trentaine d’années plus tard et n’ont cessé de se développer depuis. Les patients simulés permettent aux professionnels de la santé, en formation ou expérimentés, d’exercer un grand nombre de situations dans un cadre sécurisé. Il peut s’agir de gestes techniques, de collaborations interprofessionnelles, d’annonces de mauvaises nouvelles, de gestion de conflits ou encore de tester de nouveaux dispositifs de consultation.

«Les situations de soins deviennent de plus en plus complexes et nécessitent une collaboration accrue entre professionnels, explique Thomas Fassier, directeur du CIS. Les simulations permettent non seulement d’exercer des compétences, mais aussi de développer la réflexivité des professionnels et leurs capacités d’entrer en relation. Ils font ainsi un petit pas de côté et acquièrent un autre point de vue sur leur pratique.» Les dispositifs diffèrent autant que les situations travaillées: les personnes simulées peuvent jouer le rôle de patients, de proches, voire de professionnels, l’environnement de soins peut être plus ou moins fidèlement reproduit, on peut utiliser un bras en plastique pour faire des injections ou un iPad pour reproduire des sons. Les sessions impliquent parfois un seul apprenant ou une équipe de différents métiers, elles peuvent être filmées, visionnées par des pairs ou par plusieurs formateurs. Elles peuvent faire partie d’un examen fédéral ou d’un module à option sans évaluation spécifique.

 

Embarquer l’apprenant dans son histoire

«La manière dont le patient simulé va jouer son rôle, sa marge d’interprétation et d’improvisation, vont dépendre du contexte, fait valoir Raphaël Bonvin, directeur de l’Unité de pédagogie médicale à l’Université de Fribourg. Le cadre est bien plus rigide lors d’un examen, pour des questions d’équité et d’évaluation. Mais on perd beaucoup d’authenticité.» Avant une session, les patients simulés vont travailler les scénarios et les rôles avec l’équipe pédagogique et parfois des médecins. Ils intègrent un personnage, sa pathologie, son caractère et son parcours de vie. «Ils doivent maîtriser ces éléments tout en gardant en tête les objectifs pédagogiques de la session, poursuit Raphaël Bonvin. En même temps, ils doivent laisser place à leur spontanéité, leur comportement doit exprimer un vécu. Ils vont amener l’apprenant dans une zone de suspended disbelive (incrédulité mise en veilleuse). Au cinéma, cela désigne ce moment où le public accepte la fiction comme réelle. Quand le patient simulé embarque l’autre dans son histoire, on entre dans une zone intéressante.»

Francine Viret, responsable du programme des patients simulés de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, gère de son côté un pool de plus de 200patients simulés. Elle considère ce rôle comme complexe car il mobilise constamment des registres différents: la capacité d’incarner une personne, de se mettre à la place d’autrui, d’exprimer des émotions spontanées et d’analyser ce qui est en train de se passer. «Il s’agit d’un travail très sérieux. Lors des processus de recrutement, nous évaluons à la fois les capacités relationnelles et de réflexivité des candidats. Nous testons aussi leur motivation car ils ne doivent pas avoir de comptes à régler avec les soignants, mais être au service de leur apprentissage et adopter une posture non jugeante.»

 

Jonglage entre différentes identités

Ce non-jugement est particulièrement important lors des feedbacks que font les patients simulés après certaines sessions. Ils vont alors transmettre leur ressenti à l’apprenant, en lui expliquant précisément à quel moment ils ont vécu telles émotions ou pourquoi ils n’ont pas pu s’exprimer. «Un bon feedback a une grande valeur, estime Francine Viret. Mais il doit toujours rester dans la bienveillance. Le patient simulé ne se substitue pas à l’enseignant. Il n’est pas là pour dire comment il faut faire les choses.»

Le feedback représente souvent un moment délicat pour Olivier Havran, patient simulé au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) depuis douze ans: «Lorsqu’on simule des situations où l’on se retrouve de façon directe face à la mort ou à la souffrance, les apprenants se mettent à nu. J’essaie d’être bienveillant, mais le but est de progresser. On ne peut pas toujours dire des choses qui font plaisir.» Olivier Havran est comédien dans la vraie vie. Il s’agit cependant d’une deuxième carrière pour cet infirmier diplômé. Ces différentes casquettes jouent un rôle à double tranchant: «Mon passé d’infirmier m’aide à comprendre rapidement les scénarios et comment jouer les symptômes. Et en tant que comédien, je parviens à travailler mon jeu verbal et non verbal jusque dans les moindres détails. Lorsqu’on joue un patient, il faut une prise de risque mesurée pour sortir de sa zone de confort et lâcher prise. Mais pendant le feedback, l’infirmier et le comédien ne doivent pas s’exprimer. C’est uniquement moi, ma personne, qui parle.»

Christelle Schwegler, comédienne et formatrice d’adultes qui a vécu une longue lutte contre un lymphome une vingtaine d’années auparavant, corrobore ces propos et précise: «Quand je m’exprime, il y a plusieurs couches de mon identité qui sont mobilisées. L’ancienne patiente en fait forcément partie par moments. Si je suis encore en vie aujourd’hui, c’est grâce au lien. J’y suis très sensible dans les soins. J’essaie d’insuffler aux apprenants de manière constructive que s’il n’y a pas d’humanité, on passe à côté de l’essentiel du soin selon moi. Même avec toute la technologie possible.»

Cette sensibilité unique à chaque patient simulé constitue aussi ce qui fait la valeur de ces dispositifs pour Francine Viret: «Le patient simulé est un être humain, ce n’est pas un outil, on ne l’utilise pas. Il représente un partenaire pour les apprenants. Travailler avec des êtres humains implique de prendre en compte leurs désirs et leurs limites. Si on souhaite un cadre rigide et quelque chose de très directif, il vaut mieux faire appel à des mannequins haute-fidélité.» Un patient simulé ne peut d’ailleurs pas jouer toutes les situations pour des raisons psychiques ou physiques. «En ce qui me concerne, je ne joue plus de rôles liés à l’annonce de mauvaises nouvelles, témoigne Olivier Havran. Une personne proche a vécu un grave cancer et depuis c’est devenu trop lourd pour moi. Je suis par contre à l’aise dans des situations qui abordent les questions de fin de vie ou de suicide.» Christelle Schwegler, elle, ne supporte pas qu’on touche physiquement son corps. Mais comme son confrère, elle apprécie des rôles qui peuvent être difficiles, notamment dans le domaine de la psychiatrie ou du passage du curatif au palliatif. «J’ai été confrontée à la souffrance et à la mort très jeune et j’ai d’ailleurs toujours une épée de Damoclès sur la tête. J’ai un train d’avance sur ces questions et de la facilité pour les aborder.»

«Le patient simulé ne se substitue pas à l’enseignant. Il n’est pas là pour dire comment il faut faire les choses.»

 

Des univers que la société préfère évacuer

Olivier Havran apprécie particulièrement de se confronter à des thèmes comme Exit, le refus des traitements ou la gestion de la violence. «Être patient simulé me plonge dans des univers que notre société préfère évacuer. Je me sens privilégié de partager ces moments de réflexion et d’apprentissage avec les médecins et les infirmiers. On ne se situe pas dans le juste ou le faux, mais dans des tentatives de faire face à des choses qui nous dépassent tous.» Certains rôles remuent des choses profondes chez les patients simulés. «Lorsque je passe plus de deux heures à jouer une patiente bipolaire, je dois faire redescendre l’énergie, explique Christelle Schwegler. Il faut sortir de l’excitation qu’exige ce rôle.» Pour faire face à cela, Francine Viret propose un débriefing aux patients simulés après les sessions: «L’objectif est qu’ils rentrent chez eux sans trop de poids. Quand on rejoue plusieurs fois de suite une scène d’annonce de fin de vie proche, cela peut générer de la vulnérabilité. Le corps se souvient des émotions, des pleurs et de la colère longtemps après.»

Au vu de ces difficultés, qu’est-ce qui motive les patients simulés dans leur travail? «J’aime les échanges très riches, surtout avec les médecins déjà formés, observe Olivier Havran. Nous allons parfois loin dans l’échange et cela représente des moments exceptionnels. Concrètement, j’apprends beaucoup de choses sur les traitements et le système de soins. Je sais désormais réagir immédiatement lorsque je ne suis pas d’accord avec mon médecin. Mais je dirais que le plus important, c’est que ces rôles m’ont permis de mieux me connaître moi-même. J’ai tendance à avoir le syndrome du Saint-Bernard, je veux sauver le monde. J’observe que beaucoup de soignants l’ont. J’ai pu exercer de la réflexivité par rapport à cela.»

Christelle Schwegler raconte de son côté que lors des festivités liées aux dix ans du CIS en mars2024, elle a été appelée sur scène pour témoigner. On lui a alors demandé pourquoi elle était patiente simulée depuis douze ans. «J’ai répondu du tac au tac: ce sont les liens, l’accueil chaleureux, les petites attentions qui font toute la différence, comme d’offrir du chocolat, la fructueuse collaboration avec les équipes, exercer mon métier de comédienne, ainsi que le sentiment d’utilité. Sans cela, je ne serais pas restée.» Les expériences qu’elle vit nourrissent également ses autres activités professionnelles de formatrice et de comédienne. Elle a notamment appris à structurer un feedback et à l’exprimer clairement. Surtout, ce rôle fait sens pour elle: «Je crois à ces méthodes d’apprentissage. Tellement de choses peuvent se passer lors d’une session! Dernièrement, une jeune femme s’est approchée de moi dans un supermarché. Elle m’a confié qu’elle avait fait une session simulée avec moi. Elle tenait à me remercier et à me dire combien cela l’avait bouleversée.»

«Les étudiants sont remués par ces expériences, certains réagissent fortement. Cela prouve qu'on a touché quelque chose. Ce que nous souhaitons, c'est les outiller pour la réalité à laquelle ils seront confrontés.» 

 

Un fort impact sur les étudiants

Une anecdote qui montre à quel point les apprenants peuvent être ébranlés par les sessions avec les patients simulés. «C’est souvent stressant et difficile pour eux, constate Olivier Havran. Cela les confronte à eux-mêmes. Personne n’aime cela.» Raphaël Bonvin abonde: «Les étudiants sont remués par ces expériences, certains réagissent fortement. Cela prouve qu’on a touché quelque chose. Ce que nous souhaitons, c’est les outiller pour la réalité à laquelle ils seront confrontés. Lorsqu’ils examinent un genou, ils doivent saisir qu’il appartient à une personne, qui vit dans un certain environnement psychosocial. Et dans le cas d’une mauvaise nouvelle, ils doivent se mettre à la place de la personne qui la reçoit. Les patients simulés permettent d’introduire de l’humanité et cette dernière introduit de l’incertitude, de la subjectivité.» C’est précisément pour cela qu’ils sont devenus indispensables: la formation scientifique des médecins leur donne beaucoup de certitudes dans une société qui connaît de nombreux aléas. La légitimité scientifique n’est elle-même plus admise par tous les patients. «Notre but est d’amener les apprenants à réfléchir sur ces questions qui n’ont pas de réponses toutes faites, poursuit Raphaël Bonvin. “Qu’est-ce que je fais avec ce patient qui refuse de se faire vacciner? Avec cette patiente qui a retiré ses perfusions et souhaite mourir?” Chaque soignant va tenter de trouver une posture.»

Olivier Havran apprécie d’accompagner les soignants sur ce cheminement: «Au fil des sessions, j’observe une réflexivité qui émerge de nos interactions. Elle est permise par ces dispositifs, qui sont à la fois vrais et pas vrais. Le décor, les rôles sont faux. Mais les émotions et les transformations sont vraies. Comme au théâtre.»