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Christophe Fauré accompagne la mort et les vivants

Auteur d’une dizaine d’ouvrages, notamment sur le deuil, le psychiatre et psychothérapeute Christophe Fauré, spécialiste des soins palliatifs en France, est un homme pluriel. Ancien moine, adepte du fitness comme de la méditation, il œuvre pour l’accueil par les soignant-es des expériences aux frontières de la mort.

On est en tout début d’une matinée de mars, « avant une journée hyperchargée ». Le Dr Christophe Fauré, spécialisé en soins palliatifs, rentre tout juste de Bali où il vient de passer un mois à Ubud. « C’est idéal pour l’écriture parce qu’on est hors du temps, observe-t-il. En même temps, on est entourés : la ville est pleine de digital nomads. » C’est dans l’atmosphère balinaise pleine de couleurs et de délicatesse qu’il a planché sur son douzième manuscrit. Le livre sera la suite de « Cette vie… et au-delà », paru fin 2022, où il proposait une synthèse des études scientifiques anglo-saxonnes sur les expériences de mort imminente, de fin de vie, de vécus subjectifs de contacts avec un défunt. Avec cet ouvrage, il a voulu mettre à disposition du public francophone quarante ans de littérature sur ces expériences aux frontières de la mort, partagées par des centaines de millions de personnes à travers le monde. Aujourd’hui, Christophe Fauré prolonge sa réflexion éthique : qu’apportent ces expériences aux vivants qui les traversent ? Que nous disent ces témoignages sur le sens de notre vie ? Il ne prend pas un référentiel spirituel pour analyser le corpus de ces vécus aux frontières de la mort, mais « si on analyse ces témoignages, ils recoupent l’éthique des grandes traditions » observe le psychiatre et psychothérapeute parisien.

 

Son appartement sous les combles, tout proche de la place de l’Opéra, est baigné de soleil, mais Christophe Fauré passe son enfance dans une ville « d’une tristesse à pleurer, en tout cas à l’époque » : Le Havre, en Normandie. Dans la famille aussi, la tristesse occupe l’espace. Celle d’une maman très dépressive qui élève seule deux garçons dans une grande précarité matérielle. Dans ces années 1970, les soins psychothérapeutiques sont encore peu accessibles. Comme il le raconte dans son livre « S’aimer enfin ! », c’est là que naît sa vocation. « Tout petit, j’ai vécu un sentiment de grande impuissance. Devenu adulte, j’ai voulu réparer chez les autres ce que je n’ai pas réussi à réparer chez ma mère. » Il se met à apprendre par cœur les pages de l’encyclopédie familiale consacrée à la médecine. L’accompagnement des personnes en fin de vie, dont il est une des figures médiatiques, est aussi une vocation d’enfance, « un fil rouge tiré année après année, décennie après décennie » : à 13 ans, il lit la traduction française de Life after Life, le livre sur les expériences de mort imminente du Dr Raymond Moody. La préface est signée par la psychiatre d’origine zurichoise Elisabeth Kübler-Ross. Il décide que, comme elle, il accompagnera des personnes mourantes.

 

Quand il fait ses études de médecine, il travaille quelque temps à l’hôpital Pasteur, alors accolé à l’institut du même nom, qui accueille alors de nombreux malades du Sida. « On est en 1987. Hormis l’AZT, il n’existe alors aucun traitement contre le VIH Sida. Les personnes infectées par le virus sont condamnées. » Des malades souvent jeunes, tout comme celles et ceux qu’il accompagne à Villejuif, à l’hôpital Paul-Brousse, dans la première unité de soins palliatifs française. « J’étais un jeune interne, je me sentais démuni. Je me suis tourné vers la Dre Michèle Salamagne qui dirigeait ce service pionnier. Parallèlement à mes études et mon internat, elle m’a officieusement intégré à son équipe. » Christophe Fauré y découvre une médecine « très humaine, empathique ». Cette douceur et cette sagesse qu’il ne retrouve pas dans les services psychiatriques où il travaille comme interne le confortent dans son choix.

 

« La maladie mentale me renvoyait trop à l’impuissance que j’avais vécue avec ma mère. Face à un jeune psychotique, on est très démuni. On ne sait pas exactement ce qui se passe dans son cerveau. L’arsenal thérapeutique est limité. La recherche avance très lentement. On sait qu’on ne pourra pas le guérir définitivement, pas plus qu’un patient bipolaire. » En psychiatrie, il rencontre aussi des soignant-es tellement en souffrance que certain-es finissent par fermer leur cœur. La détresse de la fin de la vie, celle des mourants et de leurs proches, lui semble « moins plombante que la détresse psychique » et devient le quotidien de Christophe Fauré qui a travaillé aux centres de soins palliatifs, notamment à la Maison Jeanne-Garnier à Paris.

 

Face à un mur

Au début des années 2000, il percute un mur – à moins que ce ne soit le mur qui soit venu le percuter. Ce jour-là, il vient de raccompagner un patient après une consultation et part se faire un café. Dans sa cuisine, son regard rencontre le mur de briques rouges situé en vis-à-vis de la fenêtre. « Je me suis dit : “Et voilà. Tu en es là. Face à un mur.” Pourtant ma vie professionnelle, affective, amicale allait bien, mes livres commençaient à marcher, j’étais impliqué dans plein d’associations, notamment Aides pour les malades du Sida, mais je ressentais un manque profond. Ça avait une couleur de burn-out. J’avais besoin de prendre soin de mon cœur. De mon âme. »

 « Je serais malheureux si je devais garder une distance froide avec mes patients. »

Le médecin décide de devenir moine bouddhiste dans la tradition tibétaine. Le projet mûrit pendant deux ans. Il faut quitter les soins palliatifs, mettre fin à sa relation affective, réorienter ses patients qui souhaitaient poursuivre leur psychothérapie vers des confrères, etc. Le départ se veut définitif. Direction : le centre Dhagpo Kagyu Ling, en Dordogne, où il formule ses vœux et prend la robe des moines bouddhistes. Après deux ans de retraites intensives entre la France et l’Inde, il rencontre un maître d’une des lignées tibétaines qui accueille ses doutes et l’encourage à revenir vers ses patient-es. Retour à la case départ, à Paris. « J’ai tout recommencé. Sans le sou. Je n’avais plus rien. Rien d’autre que ma tête, mais elle allait mieux. Mon engagement auprès des personnes en fin de vie était renouvelé sur la base d’un socle très puissant. »

 

Revenu de ces deux ans de pratique intensive « libéré du syndrome du sauveur », il peut accompagner beaucoup plus sereinement. Aujourd’hui, 50 à 75 % des personnes qui le consultent vivent des deuils, le plus souvent traumatiques car liés à la perte brutale d’un enfant ou à des suicides, agressions, attentats, homicides, etc. « Ça reste bien sûr très éprouvant de côtoyer ces deuils violents, mais comme je me mets désormais au service de l’autre pour l’aider, ça ne me dévitalise pas du tout. En fin de journée je suis en pleine forme. » C’est surtout la répétition qui pourrait être fatigante, mais pour rester disponible Christophe Fauré s’appuie sur les voyages et les liens humains, affectifs et amoureux, et sur une routine sportive. Cinq fois par semaine il soulève de la fonte et fait suer son corps. « La dimension archaïque de mon être a vraiment besoin d’être ventilée après ces journées si proche de la souffrance. Cet ancrage dans la matière est tout aussi important que la méditation. » Cette hygiène de vie rigoureuse, sans alcool ni tabac, où pratiques corporelles et alimentation tiennent une grande place, c’est pour lui essentiel de l’incarner. Pour inspirer les personnes qu’il accompagne. « Je ne peux pas leur demander de prendre soin d’elles si je ne le fais pas moi-même ! » souligne le psychiatre dans un éclat de rire.

 

Son humour et sa chaleur, la douce attention qu’il porte à l’autre, génèrent un climat de confiance dans la rencontre. On l’imagine assez bien nouer des relations de proximité avec ses patient-es. « C’est vrai ! Cette distance qui est prônée dans l’approche psychanalytique ne correspond pas du tout aux besoins de la fin de vie ou du deuil. C’est aussi pour ça que je me retrouve dans cet accompagnement. Je suis naturellement assez affectueux. Je serais malheureux si je devais garder une distance froide avec mes patients. » Ils peuvent d’ailleurs le joindre par écrit sur son téléphone portable et Christophe Fauré n’hésite pas à leur envoyer des émojis, dont il est un grand fan, car « l’accompagnement, ce n’est pas que les grandes théories, c’est aussi être présent dans le quotidien ».

 

Sa formation de médecin lui permet de disposer d’une palette d’outils variée et de faire des ponts entre l’esprit et le corps – un homme de 50 ans qui vient le consulter car il se sent déprimé se verra prescrire un dosage de testostérone, pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’une baisse de cette hormone. En soins palliatifs aussi, l’impact des affections physiques sur le psychique est omniprésent. Il se souvient d’un patient qui faisait des délires paranoïaques, en fait liés à une hypercalcémie due à un cancer de la prostate. « Cette dimension intégrative du soin est très forte en soins palliatifs où on a pour principe de considérer que rien n’est psychique tant qu’on n’a pas vérifié le physique », affirme le psychothérapeute qui rappelle que les atteintes cérébrales, par exemple, se manifestent très souvent par des changements psychologiques.

 

Pour autant, Christophe Fauré est bien placé pour savoir que tout n’est pas qu’hallucinations. Familier des phénomènes aux frontières avec la mort, si fréquents en soins palliatifs, il veut sensibiliser les équipes soignantes à l’accueil des expériences de mort imminente, de fin de vie ou de vécu subjectif de contact avec un défunt. « Ce sont des vécus importants, insiste le psychiatre. Qu’ils soient vrais ou non n’est pas fondamental. Ce qui l’est, c’est qu’ils soient avant tout compris et accueillis. Si on se contente de les estampiller “délire” sans même établir le diagnostic clinique qui permettrait de le confirmer, on clôt ces expériences. On prive les patient-es du potentiel immense qu’elles recèlent, notamment d’apaisement face à la mort. »

 

C’est bien sûr sa proximité avec la mort depuis des dizaines d’années qui a été son axe principal d’ouverture à ces phénomènes, qu’il a voulu étudier sous l’angle de la littérature scientifique. « J’ai été témoin de tant et tant d’expériences… Une, dix ou cent expériences peuvent être remises en cause. Mais quand on en a des dizaines de milliers, ça devient des données. On ne peut plus les ignorer » conclut le psychiatre, alors que son téléphone vibre. C’est une patiente. Elle lui envoie un SMS pour raconter ses premiers pas après une opération du genou…

« L'accompagnement, ce n'est pas que les grandes théories, c'est aussi être présent dans le quotidien. »