Le savoir patient a une place légitime au cœur de la relation de soins
Avant de rencontrer les membres de l’Association Savoir Patient (ASAP), je n’avais qu’une idée abstraite de ce qu’était cette association et du savoir qu’elle incarne. Je savais que l’ASAP, créée en 2003, œuvrait à la reconnaissance du savoir des personnes confrontées à la maladie, principalement des femmes atteintes du cancer du sein. Je savais aussi qu’elle était formée de ces patientes et patients, mais aussi de professionnels de santé. Je devais rencontrer trois de ses membres : Michèle Constantin, Angela Grezet-Bento de Carvalho et Thomas Agoritsas. D’eux, je connaissais les informations biographiques que l’on m’avait communiquées : en substance, que Michèle était cofondatrice de l’association, mais aussi, entre autres, patiente-référente pour le Centre du sein et autres services du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), pour plusieurs médias – dont la RTS – et qu’elle avait participé à différents groupes stratégiques ou de travail impliquant autorités universitaires et politiques. Que depuis 2022, elle partageait la coprésidence de l’ASAP avec le Pr Thomas Agoritsas, professeur associé et médecin adjoint agrégé au Service de médecine interne générale des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et à l’Université de McMaster à Hamilton, Canada. Enfin, je savais qu’Angela Grezet-Bento de Carvalho portait les multiples casquettes de sociologue, chargée de cours, thérapeute spécialisée, membre fondatrice et ex-directrice générale et des projets de l’ASAP, dont elle a été la présidente jusqu’en juin 2022.
Pourtant – aussi impressionnants soient leurs parcours, aussi prestigieuses soient leurs fonctions –, cela ne suffirait pas à décrire justement ces trois êtres et la nature de notre interaction. J’avais déjà eu la chance de rencontrer brièvement Michèle Constantin et Angela Grezet-Bento de Carvalho par le passé, et le souvenir chaleureux qui m’en restait me laissait penser que les membres de l’ASAP étaient bien plus que des titres, des fonctions ou des statuts. Je ne m’étais pas trompée. Pour le comprendre, il faut planter le décor de ce bureau des HUG, un après-midi d’été. Il y a d’abord les robes colorées des deux femmes et, aux murs, les photos de ce petit village de Grèce quelque part entre mer et montagne – celui d'où Thomas Agoritsas est originaire. Et il y a également, presque aussi tangible que la tasse de café entre mes mains, cette atmosphère conviviale, rassurante, qui invite d’emblée au dialogue, au-delà du simple interview journalistique. Très vite, tout ce qui pourrait entraver l’échange est écarté, les étiquettes tombent et les noms deviennent prénoms – Michèle, Thomas, Angela, Anna.
Une démarche qui va bien au-delà du partenariat
La conversation s’engage, je m’enquiers de la nature du lien unissant mes trois interlocuteurs, qui excède si visiblement la simple collaboration professionnelle. « L’amitié, répond sans hésiter Michèle. C’est l’amitié qui a pris le quart. » Un lien concret, signifiant, patiemment tissé au fil des années et auquel le terme « partenariat » ne saurait convenir. « Partenariat… reprend Angela. Ce terme possède quelque chose d’un peu froid, un peu distant. Il suggère l’idée d’un projet pour lesquels seraient "recruté-e-s" des patient-e-s – les "bon-ne-s patient-e-s", qui plus est, soigneusement sélectionné-e-s pour mener à bien ce projet. L’ASAP ne recrute personne, elle n’existe pas pour servir un projet particulier. Elle existe en soi, dans des rapports interpersonnels. Bien plus qu’un partenariat, notre démarche advient à un autre niveau qui considère les savoirs, les expériences de chacun-e et en fait quelque chose. »
Ces quelques mots m’introduisent à la philosophie de l’ASAP, à sa vision particulière du savoir qui s’incarnera tout au long de notre échange. Plus précisément, sa façon de concevoir les savoirs individuels, de les articuler, de les mettre en mots, de les tisser pour en faire émerger une compréhension nouvelle, plus vaste. « Ici, nous sommes proches des mots, me fait remarque Thomas. Nous faisons attention aux résonances que certains éveillent en nous, aux affinités qui apparaissent à mesure que notre réflexion se construit. Les formules savoir patient et partenariat patient ne sollicitent pas les mêmes parties de notre esprit, ne font pas vibrer les mêmes cordes. Il en va de même pour le processus qui mène au savoir : on ne le produit pas, on le découvre, on le tisse. Un savoir qu’on tisse, qu’on découvre au fil de la rencontre, qu’on met en mots, n’a rien à voir avec celui qu’on produit, comme une marchandise fabriquée à la chaîne. Tisser un savoir, c’est entrer dans une relation vivante, faire émerger une compréhension qui n’existait pas avant. »
« Le savoir médical ne peut se construire sans la parole des premières personnes concernées par la maladie: les patient-e-s. »
Le savoir patient ou le savoir généré par l’expérience de la maladie
Pour les membres de l’ASAP, cela ne fait aucun doute : c’est toujours l’expérience, le vécu, qui transforme la connaissance en savoir. C’est précisément pour cela que le savoir médical ne peut se construire sans la parole des premières personnes concernées par la maladie : les patient-e-s. « Le vécu de la maladie génère un savoir : c’est lui qui nous mène chez le médecin, qui nous permet d’affirmer que nous avons mal ou que le traitement administré provoque des effets adverses indésirés, m’explique Michèle. Les médecins connaissent certes les molécules qu’ils nous injectent, mais nous, nous en connaissons les effets. Et ça, personne ne peut le dessiner, en décider ou en parler pour nous. »
Oui, mais voilà : ce savoir individuel se déploie dans un contexte bien particulier, celui des soins, où encore trop souvent la parole du ou de la patient-e est étouffée, conditionnée, voire niée – et cela, au prix de sa propre santé. Michèle en a fait l’amère expérience dès le début de son parcours, il y a vingt-sept ans, lorsqu’elle se rend chez le médecin inquiète de sentir une masse dans son sein. Le spécialiste lui répond ne rien détecter et que la fatigue dont elle se plaint serait due à son quotidien de mère célibataire. Résultat ? Michèle a perdu une précieuse année avant de pouvoir entamer un traitement contre ce qui s’est avéré être un cancer du sein. Et ce ne fut pas la dernière fois que sa voix fut ignorée, minimisée, écartée : « Chaque fois que je posais une question, la réponse était toujours la même : "Ne vous inquiétez pas, on s’occupe de tout." Le ton était gentil, paternaliste. Mais ce genre de réponse ne convient pas à quelqu’un qui cherche à comprendre ce qui se passe dans son propre corps. J'avais l'impression de naviguer à l'aveugle. Il m'était très difficile de réaliser ce qu’il m'arrivait, car on ne répondait jamais à mes questions – ces questions "bêtes" qu’une personne peut se poser quand elle ne possède pas de savoir médical. Est-ce grave ? Vais-je mourir ? Combien de temps cela va durer ? Faute de réponses, l'imaginaire prend le dessus et quand il s'empare de nous… »
Les asymétries relationnelles dans le soin
Dans ces situations, l’absence d’interaction, de place accordée à l’individu pour faire entendre sa voix, laisse un vide où ont tôt fait de se glisser l’angoisse, le doute, la peur. Le vécu de Michèle n’est pas un cas isolé : il fait écho à des milliers d’autres expériences de patientes et de patients, et ne rend que plus évidentes les indéniables asymétries relationnelles qui perdurent dans la relation de soins. Une multitude de facteurs semblent en effet avoir fait oublier que cette relation de soins est, avant tout, justement, une relation humaine – et qu’en ce sens, elle ne saurait être véritablement bénéfique que si elle est abordée avec l’attention qu’elle mérite. Il y a d’abord les conditions matérielles du système de santé actuel – les limitations de temps, la multitude de soignant-e-s impliqué-e-s dans un processus de soin –, qui nuisent évidemment à l’instauration d’un climat relationnel propice à l’écoute des parties impliquées. Il y a aussi la position du patient ou de la patiente qui, le plus souvent, se trouve vulnérabilisé-e par l’expérience qui le-la pousse à engager un processus de soins et par les émotions complexes – peur, doute, incompréhension – qui en découlent. Mais au-delà de cela, il y a ces représentations séculaires qui façonnent notre vision de l’art de « bien soigner », des représentations où le-la soignante est celui-celle qui sait, celui-celle qui parle et décide, tandis que le-la patient-e, lui ou elle, ne sait pas, écoute, se soumet et obéit. Ce rapport hiérarchisé, vertical, se perpétue d’ailleurs à travers des mots, des expressions que l’on répète sans vraiment y penser. Thomas m’y rend attentive, pointant du doigt ces tics de langage omniprésents dans le discours médical : « Il y a tellement de termes en médecine… Par exemple, on convoque les patient-e-s, comme s’ils ou elles étaient attendu-e-s dans une salle d’audience, alors que ce sont eux-mêmes, elles-mêmes, qui prennent l’initiative du rendez-vous. On parle de compliance pour évoquer l’observance d’un traitement médicamenteux, alors que ce terme fait référence à la capacité d’une barre de métal à se plier. C’est devenu une habitude de langage, mais à chaque fois que je l’utilise, je ressens un décalage, une gêne. On ne veut pas plier une barre de métal, cela n’a aucun sens ! »
L’ASAP : créer un espace de dialogue où le savoir peut émerger
Ces mots, ces expressions, bien qu’apparemment anodins, cristallisent en réalité une vision du soin où le-la patient-e devient un objet passif, à modeler selon les prescriptions de l'expertise médicale, plutôt qu’un sujet à part entière. « C’est comme si l’intention du ou de la soignante, aussi bonne soit-elle, venait compresser, aplatir le vécu et l’expérience de l’autre, reprend Thomas. Pourtant, quand on écoute le récit de Michèle, on sent qu’on pourrait tirer chaque mot avec une ficelle, ouvrir un tiroir, aller plus loin. Dans ce que l’on sent là, derrière chaque mot, chaque bout d’expérience qu’elle choisit de dire, il y a du savoir. » Et c’est précisément à ceci qu’œuvre l’ASAP : créer un espace de dialogue, d’échange, où le savoir peut émerger. Dans cet espace, chaque personne est pleinement reconnue, tant à travers ses mots et ses émotions que sa corporalité. Ici, tout a sa place, car rien n’est dissocié ou jugé secondaire. « En tant que femmes, notre discours est trop souvent discrédité par les soignant-e-s et les institutions sous prétexte qu'il serait trop chargé d’émotions, observe Angela. Si une femme exprime une idée, on la juge rapidement trop émotionnelle et donc pas assez scientifique. » Cette dichotomie artificielle, entre émotion et savoir, n’a aucun sens pour Thomas : « Dans ma conception du savoir, une approche centrée sur le et la patiente doit intégrer trois dimensions : cognitive, émotionnelle et pratique. Cognitivement, le savoir doit pouvoir être compris, formulé, transmis par des mots clairs. Émotionnellement, il doit résonner avec les valeurs de la personne, car celles-ci sont indissociables de son ressenti affectif. Enfin, pratiquement, ce savoir doit s’intégrer dans la vie quotidienne du patient ou de la patiente, sinon il reste théorique, déconnecté et donc inutile. »
Un savoir incarné
Dans cette approche, le savoir ne se limite pas à des concepts abstraits. Il s’ancre profondément dans la corporalité, une dimension essentielle du vécu humain. Le corps, dans tout ce qu’il ressent, endure et exprime, occupe une place centrale au sein de l'ASAP, où il y est pleinement pris en compte et pas seulement dans sa dimension physique ou pathologique. « Nous ne sommes pas simplement un "morceau de mal" dans un corps restreint. Nous représentons une personne dans sa totalité, avec une corporalité à part entière, souligne Michèle. L’ASAP laisse une grande place à la corporalité, au contact humain, ce contact qui a été largement évacué de la relation de soins. Parfois, je me surprends à envier les animaux, parce qu'au moins, eux, les vétérinaires les touchent encore ! C'est l'une des grandes lacunes de la relation de soin : on a retiré le geste humain et pourtant on prétend que la relation reste humaine ! Mais il fait du bien d'être touchée, d'exister à travers ce geste. »
Cette approche holistique du savoir et de sa construction, intégrant à la fois le corps et l'esprit, s'accompagne également d'une inclusivité profonde, qui transcende l'état de santé pour embrasser l'essence même de la personne. Thomas en a d’ailleurs récemment fait l’expérience. Lors d’une hospitalisation et de la convalescence qui a suivi, il s’est en effet vu contraint de réduire transitoirement ses engagements professionnels : « Pourtant, il y a une chose que je n’ai jamais interrompue : mon travail au sein de l’ASAP. Cet échange me nourrit, même dans les moments de difficulté et de défis. Ce n’est pas que les autres aspects de ma vie professionnelle ne m’apportent rien, mais avec l’ASAP, c’est plus évident. J’ai découvert qu’à travers cette inclusivité, nous pouvions continuer à avancer ensemble, même si j’étais malade. Cela représente un autre niveau de compréhension, une intégration profonde de l’expérience, qui m’a permis de poursuivre mon activité. Certes, je n’ai pas été aussi gravement touché que certaines patientes, qui en sont à leur 17e cycle de chimiothérapie. Mais l’ASAP m’a montré qu’on peut toujours contribuer à l’élaboration du savoir patient, quel que soit notre état physique, car ce savoir est intrinsèquement lié à l’essence de la personne. »
L’art de l’interaction
Lors de la discussion, j’ai également remarqué que l'inclusivité au cœur de toute démarche de l’ASAP ne se limite pas à reconnaître la voix de chacun-e, mais se reflète également dans la manière d’interagir. Ses membres ont ainsi développé, au fil des années, un véritable art de l’interaction – conscientisé, réfléchi, motivé avant tout par la volonté de comprendre au mieux le récit de l’autre – dont j’ai pu faire l’expérience. Bien loin de l’interview journalistique traditionnel – où les questions cadrent, orientent – notre échange est fluide, dynamique. Les rôles y sont mobiles, chacun pose des questions, creuse et nourrit la réflexion qui se construit au fil des mots. Je me laisse aller avec plaisir à l’expérience vivifiante, dynamique, de l’échange authentique, interpellée là encore par la grande attention accordée aux mots utilisés. On se questionne, on pose des précisions, non par formalisme, mais plutôt dans la volonté de réellement se comprendre : « Que veux-tu vraiment dire ? » Un art de l’échange dans lequel chaque personne et le savoir qu’elle porte sont accueillis comme une force de connaissance, un levier de changement. « Chaque savoir individuel, chaque expérience, est toujours légitime, vraie, pertinente et crédible, développe Angela. Imaginons qu’une personne me dise voir un éléphant rose. Il ne s’agit pas de nier l’existence de cet éléphant, mais plutôt de comprendre cette expérience : comment est-il ? Est-il gênant ? Dois-je le voir aussi ? C’est là qu’un espace se crée. Cela ne veut pas pour autant dire que l’expérience de l’autre devient mienne. Le savoir patient n'est pas une simple accumulation de témoignages intégrés tels quels. Ce qu'il est le plus difficile à faire comprendre lorsqu'on explique ce qu'est le savoir patient, c'est qu'il émerge toujours à travers l'interaction, l'articulation des savoirs et les liens interpersonnels. »
« Chaque savoir individuel, chaque expérience, est toujours légitime, vraie, pertinente et crédible. »
« L'ASAP incarne une vision fondamentalement inclusive du savoir, poursuit Thomas. Elle ne remet nullement en question l'expertise médicale des soignant-e-s, ni son rôle fondamental dans le processus de soin. Mais pour que ce savoir médical devienne vraiment utile, pour qu'il prenne sens, il doit s’ancrer dans l’expérience vécue du patient ou de la patiente. Certaines connaissances peuvent, certes, relever du domaine purement biologique ou médical. Mais sans les contextualiser, sans les relier à une réalité vécue, elles perdent de leur portée. Prenons l'exemple d'un traitement qui augmenterait de 2 % les chances de survie. Cette donnée brute, purement médicale, n’aura pas la même signification pour chaque personne. La médecine ne peut se contenter de livrer des chiffres, elle doit aussi poser la question essentielle : qu'est-ce qui compte pour vous ? Comment réagissez-vous à cette information ? Comment cette donnée abstraite trouve-t-elle écho dans votre vécu, pour devenir significative, pour prendre sens dans votre histoire personnelle ? »
Un savoir inclusif et dynamique
C'est donc là que réside la véritable force de la relation de soin : non pas dans l'application froide, asymétrique, d'une expertise, mais dans le dialogue qui fait de cette expertise une réalité vivante, façonnée par les besoins et les expériences singulières de chacun-e. Pour que cela puisse advenir, le ou la soignante doit souvent adopter une posture réflexive sur sa manière d’interagir. Offre-t-il ou elle un espace au patient ou à la patiente pour exprimer son savoir ou bien tend-il ou elle à comprimer cette parole, à l’orienter selon ses propres critères et grilles de lecture ? « La médecine est faite de mots et tout l’art de l’anamnèse repose sur cela : une invitation à l’échange, un dialogue qui, idéalement, prend la forme d’une danse, développe Thomas. Moins c’est une danse, moins l’anamnèse a de sens. Si elle se réduit à une simple série de questions, calibrées selon des variables prédéfinies, on peut croire à une forme d’écoute véritable, mais en réalité, la parole est enfermée, figée, peu importe la finesse ou la multiplicité des cases. » À l’inverse, le véritable savoir se forge en embrassant la réalité dans toute sa complexité, sa porosité, ses nuances et ses incertitudes. C’est un savoir qui ne se fige pas dans des conclusions prédéfinies, mais qui se découvre peu à peu, dans l’échange. Pour qu'un tel savoir émerge, il faut toutefois renoncer à l'idée d'un résultat attendu, d'une certitude inflexible. Une posture que Thomas a d’ailleurs adoptée dans les ateliers qu'il anime auprès des médecins et chef-fe-s de clinique sur des aspects avancés de méthode et de médecine fondée sur les preuves. « À chaque cours, ils et elles sont interloqué-e-s, raconte-t-il en riant. Un de ces spécialistes m'a même confié sortir de chaque séance troublé, sans savoir précisément quoi en faire. Je lui ai tapé dans la main et lui ai dit que j'étais ravi. Cela signifie que, transitoirement, nous sommes arrivés là où je le voulais : un espace où l'on se permet de penser sa pratique, de réfléchir à son savoir et à la manière dont il s'articule avec celui des autres. »
Miser sur l’incertitude
Cet état de flottement, d’incertitude, loin d’être un échec, est en réalité l’objectif de cette approche. Il s’agit de s’abandonner à l’interaction, de laisser la rencontre suivre son cours organique, avec la confiance que, de cet espace de liberté, jaillira toujours quelque chose de signifiant. « Quelque chose se crée à partir de chaque rencontre, chaque lien, déclare Angela. Nous sommes maintenant les quatre dans cette pièce et quand nous sortirons, nous aurons un autre lien. Ce n’est pas que rien d’autre ne sous-tend notre interaction, qu’il n’y ait pas de direction, mais c’est d’abord la rencontre qui va tisser le savoir généré. » Ce processus – aussi incertain puisse-t-il paraître et peut-être justement en vertu de cette incertitude – est précisément ce qui donne au savoir sa véritable profondeur, permettant d’accéder à un nouveau niveau de compréhension ou, comme les membres de l’ASAP aiment le nommer, une autre « densité de vie ». Dans cette approche, on ne cherche pas à maîtriser la réalité ou à la faire entrer dans des cadres rigides ; on s’ouvre à elle, on la laisse respirer, se déployer à son propre rythme. Ce savoir-là n’est pas une réponse définitive, mais une découverte en perpétuel mouvement, un tissage délicat entre les expériences, les émotions, les mots partagés, qui deviennent ainsi un levier de changement. Cette démarche se détache également de la notion de succès individuel, qui risquerait d'éclipser la dimension collective de ce processus de co-construction. « Ce que je trouve délétère dans les projets institutionnels, c’est cette tendance à vouloir s'approprier un projet à titre personnel, regrette Angela. Avec cette approche, on finit par avoir une multitude de projets isolés, qui coexistent sans se connecter et perdent ainsi toute leur capacité à provoquer un réel changement. Or, pour qu'une institution ait un impact véritable, elle doit intégrer une dimension collective, où le projet peut être repris, modifié et enrichi par d’autres. C’est dans cette circulation des idées et des énergies, ce passage de main en main, que le changement profond peut vraiment s'opérer. »
« Combien coûte la non-écoute? Je suis persuadée que des économies considérables pourraient être réalisées si l'on prenait la peine d'écouter les patient-e-s. »
Le savoir patient nous concerne toutes et tous
D’autant que le savoir patient, tel que l’ASAP le défend, constitue un levier de transformation puissant, capable de bénéficier à l’ensemble de la société s’il est considéré à sa juste valeur. Qu’il s’agisse de nous ou de nos proches, nous serons en effet toutes et tous amenés à entreprendre un parcours de soins, un jour ou l’autre. « Combien coûte la non-écoute ? s’interroge Michèle, avec ce don qu’elle a pour trouver des formulations percutantes. Je suis persuadée que des économies considérables pourraient être réalisées si l’on prenait la peine d’écouter les patient-e-s. Nous avons tous et toutes notre place dans ce pays, même une fois sorti-e-s de l’hôpital. Je ne suis pas seulement la patiente numéro 456. Je suis Michèle Constantin, une personne à part entière. Le savoir patient ne concerne pas que les malades, il appartient à chaque citoyen et citoyenne. » Mais cette parole, aussi essentielle soit-elle, dérange encore, car elle vient bousculer nos représentations et particulièrement celles des soignant-e-s. « Au début de notre activité, nous avions l’impression que la voix des patient-e-s était perçue comme un grain de sable venant gripper une mécanique bien huilée, ébranlant l’image traditionnelle des soins. Nous avons pu trouver notre place au sein du système de soins depuis, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant que la parole des patient-e-s ne soit réellement considérée. Pour les soignant-e-s, ne plus correspondre à cette image idéalisée peut être déstabilisant. Le moindre mot prononcé par les patient-e-s est parfois pris comme une remise en cause personnelle ». Thomas renchérit : « Cette parole est puissante, car elle s’est forgée dans la relation à l’autre. Si, en tant que soignant-e, on la perçoit comme une menace, on risque de se faire emporter par la vague. Mais si on l’accueille comme une source de savoir, c’est là que tout devient véritablement fascinant ». Pour lui, cela ne fait aucun doute : savoir patient et savoir médical sont les deux faces d’un même savoir, le vrai savoir. « Je fonctionne bien mieux en me disant qu’il n’existe qu’un seul savoir, multiple, inclusif, plutôt que des savoirs différents qui se contredisent. Cela permet de dépasser les apparentes contradictions et d’accéder à un nouveau niveau de profondeur dans l’échange. Et c’est une expérience tellement rafraîchissante, tellement revigorante, que je ne peux qu'encourager les autres à la vivre. »
L’entretien se conclut et je quitte les HUG sur cette mise en garde amusée : « Attention, Anna. Ces échanges sont hautement addictifs, c'est peut-être la raison pour laquelle on ne quitte plus l'ASAP une fois qu'on y a mis les pieds ! » Je ne peux guère en douter et, alors que je reprends ma route, j’éprouve la profonde certitude que cet échange m’a fait découvrir, de façon peut-être plus évidente que dans le reste de ma pratique, une attention renouvelée à l'autre, à sa parole et à la manière dont nos savoirs se mêlent, se complètent et s’articulent, dans une interaction capable de prendre soin bien au-delà des murs de l'hôpital.