Le spectre de Münchhausen
Qu’elle soit réelle, fictive ou à mi-chemin entre les deux, la maladie, c’est du moins l’idée que je souhaite transmettre ici, se présente de plus en plus comme un moyen de compenser les frustrations et les échecs de chacun. Celui ou celle qui ne parvient à surpasser ses désillusions, qui peine à se forger une identité et une place au sein de la société, se récupère ou, c’est selon, est récupéré par la maladie.
Éprouvée de manière rapide et aiguë, la maladie se présentait autrefois sous l’angle de la punition divine. Un sentiment de fatalisme lui était associé et les soins qu’on lui divulguait reposaient davantage sur des rites de purification et de pénitence que sur des bases médicales et anatomiques.
Suite à la disparition des grandes épidémies, à l’avènement des mouvements hygiénistes, à la découverte des vaccins, des antibiotiques et de l’Ozempic, la maladie s’est chronicisée et, surtout, sa prise en charge s’est institutionnalisée.
Je suis malade, donc je suis
La Montagne magique de Thomas Mann est à ma connaissance la première œuvre littéraire qui relate la jouissance normalisée que l’on peut retirer du tissu et des rituels sociaux qui entourent la maladie. Hans Castorp, un jeune ingénieur allemand, se rend dans un sanatorium perché sur les hauteurs de Davos pour visiter son cousin. Son séjour, qui devait initialement durer quelques jours, se prolonge sur une période de sept ans. Ne souffrant à aucun moment de tuberculose, Hans Castorp se découvre une vocation de patient qui le dissuade de redescendre dans la «société d’en bas». La position sociale et le profit qu’il obtient parmi les patients et les soignants «d’en haut» se montrent à maints égards plus enviables et enrichissants que ceux qu’il pourrait retirer ailleurs, dans une autre organisation du réel.
Publié en 1924, il y a précisément un siècle en arrière, La Montagne magique annonce subtilement la maladie comme nouvelle option de vie et d’épanouissement. Pourquoi trimer «en bas» lorsque l’on peut être cajolé, diverti et reconnu «en haut»?
À nouveau, du temps où une femme sur quatre mourait en couches, où un enfant sur deux trépassait avant l’âge d’un an et où la maladie signifiait le plus souvent que, dans les heures ou les jours suivants, le corps serait laissé raide et froid, être malade n’octroyait aucun des atouts et des droits qu’on lui confère aujourd’hui. Cet espace n’étant pas encore advenu, celui qui ne parvenait à s’adapter, qui se sentait mis à l’écart, inadapté ou exclu, se réfugiait plus volontiers dans un monastère, un couvent ou, pourquoi pas, pour certaines d’entre nous, dans une recluserie. Pour le dire autrement, c’était Dieu et non les sciences médicales qui assumait la prise en charge des souffrances chroniques.
On pourrait se dire: et alors? Qu’est-ce que ça change? Couvent ou clinique, blanc bonnet, bonnet blanc. Chacun sa voie. Moi, ce qui m’embête un peu dans cette affaire, au risque de me répéter, c’est la contrainte. Ne pourrait-on pas imaginer une autre forme d’expression que la maladie pour s’affirmer lorsque rien d’autre ne le permet?
Les mots des maux
Ce qui m’interpelle également, c’est l’importance de plus en plus ample que nous accordons aux maux qui nous minent. C’est tout juste si l’on parvient encore à boire un café sans que notre interlocuteur ou interlocutrice nous assiège du lot de troubles qu’il, elle ou un de ses proches éprouve. Burnout, hypersensibilité, trouble du déficit de l’attention, trouble obsessionnel compulsif, maladie de Lyme, fibromyalgie, maladie de Crohn, addiction, dépression, fatigue chronique, abus, perversion narcissique, intolérance au gluten, codépendance, trouble dissociatif de la personnalité et j’en passe font partie des signes qui envahissent, à une vitesse tout à fait impressionnante, notre langage ordinaire. Or, je me demande ce que ces signes à consonance médicale assassinent sur leur passage? Quelles couleurs, valeurs et saveurs viennent-ils substituer? De quoi se plaignait-on auparavant? L’aveu de ses maux serait-il en passe de constituer un nouveau rituel de socialisation?
Ce «on» et ce «nous» dont j’use ici à outrance et à toutes les sauces ne concernent évidemment qu’une strate infime de la population, celle à laquelle je m’identifie et qui constitue mon sujet d’étude. Elle est en tout point à distinguer des populations et des individus qui résident réellement dans l’infortune, la précarité et le handicap, et dont je ne suis aucunement en position de juger ni de commenter. Le troupeau sociétal auquel je m’attaque ici prolifère le plus souvent dans des contrées économiquement prospères, préservées de la guerre et soutenues par un épais tissu d’institutions sociales, éducatives et sanitaires. C’est sur ce terreau, qui se caractérise fréquemment par un taux de natalité en chute libre, un étriquement des liens sociaux et familiaux et un désir d’épanouissement personnel érigé en objectif de vie, que la pathologisation de nos existences trouve, selon moi, matière à prospérer.
Médecine et morale
Dans Sociologie de la maladie et de la médecine, Philippe Adam et Claudine Herzlich narrent avec une concision remarquable l’évolution de la maladie et de son statut à travers les âges. Selon eux, le déclin de l’Église ne serait pas sans lien avec l’ascension du pouvoir médical. À mesure que la médecine s’est professionnalisée et que ses connaissances et ses techniques se sont spécialisées, son autorité s’est propagée dans une variété de sphères (sport, travail, éducation, famille, intimité) qui étaient autrefois supervisées par le clergé. Du temps où l’on trépassait comme des mouches et où l’espérance de vie se situait aux alentours de 35ans, ne pas être malade signifiait le plus souvent «ne pas être mort». Aujourd’hui, être en bonne santé signifie que l’on est fonctionnel et donc apte à travailler et à contribuer au bon fonctionnement de la société. «Avant la Seconde Guerre mondiale, on ne consulte le médecin que si l’on juge la maladie suffisamment grave», affirment Adam et Herzlich. Depuis lors, se préoccuper de sa santé et prévenir la maladie s’apparente à une obligation morale. «Il faut être un "bon malade", c’est-à-dire qu’il faut se soigner.»
De la sécheresse à l’inondation
Il n’y a pas si longtemps que ça, être gros signifiait être riche. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée. La surconsommation n’est plus un signe d’opulence, mais bien souvent de précarité. On paie pour manger moins, on paie pour se désencombrer, on paie pour se désintoxiquer et on paie pour mourir à la maison. Sur une veine similaire, nous savons aussi que flanquer un iPad, du sucre et des amphétamines dans le gosier d’un enfant qui demande de l’attention est infiniment plus simple que de le mettre à la diète. Étouffer les cris, noyer le manque, éradiquer la douleur. La solution la plus directe et la plus efficace, c’est de donner, et si on donne aussi aisément aujourd’hui, c’est parce que donner coûte infiniment moins que de ne pas donner. Cadeaux, pilules, séances chez le pédopsychiatre, répétiteurs, pilules, cadeaux, coussinets, pilules. C’est comme si le sacrifice avait changé de bord. Ce qui fait mal, c’est de se retenir. Or, le sacrifice, c’est justement une des manifestations premières du syndrome de Münchhausen par procuration. C’est celui qui protège, la «bonne mère» en somme, celle qui se sacrifie tout entière pour le bien-être de son enfant, qui finit par le tuer.
Le syndrome de Münchhausen
Pour rappel, Münchhausen est le nom que portait autrefois un baron né aux alentours du 17esiècle dans le Saint-Empire romain germanique. Réputé pour les péripéties farfelues et rocambolesques qu’il racontait à qui voulait bien l’entendre, il a été la source d’inspiration de plusieurs recueils d’aventures qui ont été publiés, adaptés et traduits dans divers pays et langues jusqu’à la fin du 19esiècle. Dans les années1950, un psychiatre britannique analyse le penchant qu’ont certains sujets à simuler la maladie pour attirer l’attention et la sympathie des soignants. Se remémorant les affabulations du baron de Münchhausen, il identifie sous «le syndrome de Münchhausen» tout patient ambitionnant d’obtenir des soins pour des troubles inexistants. A contrario de l’hypocondriaque qui ne demande qu’à être rassuré, le patient Münchhausen cherche à manipuler et à encourager son entourage, en l’occurrence le corps médical, à participer à son autodestruction. C’est typiquement celui qui exige un maximum d’analyses, de soins, de médicaments et d’interventions pouvant soutenir sa quête de flagellation et d’intoxication.
Le syndrome de Münchhausen par procuration
Vingt ans après l’élaboration du syndrome de Münchhausen, un autre médecin britannique, mais pédiatre cette fois-ci, se penche sur la fabulation de maux inexistants chez des sujets, généralement des enfants, qui dépendent des soins et de l’attention que leur confère un adulte, généralement leurs mères (mais pas toujours). En reprenant le «syndrome de Münchhausen», il élabore le «syndrome de Münchhausen par procuration», trouble qui se manifeste cette fois-ci par dans une maladie factice éprouvée par autrui. Le patient Münchhausen prend en otage un corps qui n’est pas le sien, mais qu’il considère comme une suite ou une partie intégrante de lui-même, et le dresse à s’exprimer par la maladie.
Depuis l’élaboration de ce diagnostic qui remonte aux années1970, le syndrome de Münchhausen par procuration (SMPP) fait épisodiquement la une des faits divers, en particulier dans la presse anglophone. On apprend par exemple qu’un enfant sous chimiothérapie, qui est alité depuis plusieurs années, déscolarisé ou encore trimballé dans une chaise roulante pour une paralysie inexistante, n’a en réalité strictement rien. Ne parvenant à exister et à être aimé par son protecteur-agresseur autrement que sous le prisme de la maladie, l’enfant apprend, sans doute par instinct de survie, à s’exprimer par le biais du malaise, de la souffrance et de la dépendance. Je suis malade donc je suis. Et, si je ne suis pas malade, je ne suis plus.
La participation de l’institution médicale
Fréquemment déscolarisée pour des raisons de santé, la victime du SMPP vit en réclusion avec sa mère ou sa mère de substitution. «La mère qui souffre d’un syndrome de Münchhausen par procuration est convaincue que son enfant est malade et surtout, elle est convaincue qu’elle ne peut aimer son enfant qu’en le soignant», explique le psychologue clinicien Éric Binet, avec lequel je me suis entretenue par téléphone. Auteur d’un ouvrage paru en avril2024 aux éditions De Boeck et intitulé Le Syndrome de Münchhausen par procuration. Comprendre, évaluer et prendre en charge, Éric Binet se remémore avec clarté de sa première rencontre avec un cas de SMPP alors qu’il était encore en formation au sein d’un foyer d’accueil d’urgence pour enfants. «Un jour, une mère est arrivée avec son fils qu’elle avait déscolarisé. Dans une main, elle portait un sac-poubelle qui contenait quelques affaires de rechange. Pas grand-chose. Dans l’autre, une valise renfermant l’intégralité de son dossier médical. Cette mère était convaincue que son enfant était malade, qu’il avait besoin de soins et qu’il devait être hospitalisé.» Dans cet ouvrage, Eric Binet propose des listes de signes et de comportements qui, lorsque pris dans leur ensemble, peuvent aider à détecter des cas de SMPP. Parmi eux, on trouve par exemple le nomadisme médical, le surinvestissement de la mère, l’absence du père, la déscolarisation, une sérénité paradoxale face à l’aggravation de l’état de santé de l’enfant, un passé de morts subites inexpliquées, l’affirmation d’une formation ou expérience dans le domaine du soin médical, un besoin insatiable d’être admiré pour ses compétences parentales et plus encore. L’objectif de cet ouvrage, qui est le premier de la sorte rédigé en langue française, est de sensibiliser les soignants au rôle participatif qu’ils peuvent assumer dans des cas de SMPP. Car, dans ce trouble, ce sont fréquemment les soignants eux-mêmes qui, tels des tueurs à gage, administrent, soutiennent et autorisent l’abus et la maltraitance perpétués sur la victime.
Étouffement maternel
Le SMPP est en quelque sorte l’apogée spectaculaire d’un surinvestissement médicalisé devenu toxique. Selon Eric Binet, il n’existe que des formes graves de SMPP. Autrement dit, on n’est jamais qu’un peu SMPP. D’après son expertise, ce syndrome trouverait ses origines dans le trouble dissociatif de l’identité, affliction encore mal connue dans nos contrées et que nous serions souvent amenés, toujours selon Eric Binet, à confondre avec des troubles d’origine psychotique. D’autres chercheurs néanmoins imputent ce trouble à un terrain sociétal en proie à la surmédicalisation et, plus encore, à l’image idéalisée que nous projetons sur la bonne mère, à savoir celle qui se sacrifie tout entière pour le bien-être de son enfant. La psychanalyste italienne Laura Pigozzi fait partie des autrices encore relativement isolées qui, s’agissant du SMPP, dénoncent frontalement les dérives de la surpuissance maternelle. «Après des années de théories de l’attachement, nous avons besoin de toute urgence d’une théorie de la séparation», affirme-t-elle.
Pour conclure, je dirais ce qui aurait sans doute pu être résumé en trois lignes: méfions-nous des apparences. Aussi glorifié soit-il, le soin peut aussi muter vers une arme de destruction massive.