Le Chamane et le Médecin : un dialogue novateur, solide, intégratif

Différentes ontologies, différents modes d’existence.

À propos de: Arthur et Stéphane Laurent, Le Chamane et le Médecin. Soigner, guérir, Odile Jacob, 2023.

 

Le Chamane et le Médecin m’a intrigué dans le cadre d’intérêts* pour l’anthropologie, y compris les réalités non ordinaires,1 et pour avoir travaillé en Amazonie péruvienne il y a un demi-siècle, où j’ai eu des contacts avec des chamanes shipibo –le groupe autochtone avec lequel un des auteurs du livre travaille et se forme depuis vingt ans.

 

Ouvrage substantiel. Ce qui impressionne, ce qui convainc le plus souvent, c’est la franchise et la qualité du dialogue entre ce père (Stéphane) et ce fils (Arthur), manifestant des rapports de confiance et d’écoute –ce qui ne va pas de soi, compte tenu de la formation et de la carrière bien conventionnelles de Stéphane. Ce cardiologue, qui durant la dernière décennie de sa carrière a été professeur de pharmacologie dans une université parisienne, reste fermement convaincu de ce qu’il a appris et enseigné, la médecine basée sur les preuves –dont les mérites sectoriels ne sont pas mis en cause. Toutefois, ces mérites ne sont pas universels et ne couvrent pas l’ensemble de ce que sont les activités de soins chez les humains. En particulier pas la substance et l’éventail des vécus des patient-es.

 

Il y a des réalités non ordinaires et la médecine conventionnelle ne s’y intéresse guère (sous réserve d’initiatives –qui heureusement vont en augmentant– d’interconnaissance et de collaborations). Ayant été amené à s’ouvrir, par les échanges avec son fils, à l’évolution tout à fait autre de ce dernier, Stéphane a voulu s’y pencher; avec objectivité, sans s’accrocher à des apriori. Tout cela, à savoir le livre, est marqué par l’affection qui les lie mais pas que. On est frappé par les efforts du professeur de pharmacologie qui a consacré beaucoup de temps à étudier la littérature, notamment les études toxicologiques et neuroscientifiques en rapport avec les plantes psychotropes. Les auteurs ont pris le parti du dialogue, qui s’avère bien convenir au traitement de la matière et à l’objectif: confronter dans une optique constructive deux vies/carrières, deux cadres de valeurs et de pratiques, deux visions, deux «modes d’existence».

 

Trois grands chapitres. Le premier est une large introduction donnant des informations factuelles sur le peuple shipibo avec lequel Arthur est lié depuis des années, sur le contexte naturel/physique et social. En relevant les difficultés de l’échange entre deux cultures, au sens large et dans leurs composantes de soins.

 

Le deuxième porte sur la pratique chamanique, en particulier sur l’ayahuasca, breuvage hallucinogène, et sa place dans le chamanisme amazonien. Descriptions des préparatifs et du déroulement de ces cérémonies, et de leurs effets favorables ou moins favorables sur chamanes et patients. Ceci tout en évoquant d’autres moyens/canaux induisant la transe chamanique dans diverses parties du monde. Le père médecin y introduit ce qu’il a appris par ses lectures approfondies.

 

Le chapitre3 traite des «diètes» à l’aide de plantes dans la pratique chamanique et des actions/comportements qui y prennent place (consciemment ou non –chants, dessins,etc.). Avec une discussion de ces états modifiés de conscience et des pouvoirs de diverses plantes. Un maître-mot en est «Devenir chamane, c’est changer d’ontologie» (p.214). Il y a enfin une conclusion étoffée, un glossaire, de nombreuses notes.

 

Ce sont là une investigation et une réflexion bien conduites, larges, fort bien informées, un ouvrage solide. Bien écrit, lecture agréable. Un vrai apport à l’étude et au débat relatifs à une modalité d’importance des pratiques ressortissant à la santé intégrative.

 

Sur l’expérience de la transe chamanique sous ayahuasca

Arthur: «Dans mon expérience, on ressent un sentiment de soulagement, voire d’épiphanie, d’illumination cohérente de la vie qui peut se prolonger plusieurs jours […] certains auteurs parlent d’expérience mystique, de dissolution de l’ego» (p.92).

 

Est évoqué le concept d’eutierrie, développé par Glenn Albrecht,2 sentiment positif et réconfortant d’unité avec la Terre et avec ses forces vives, où les limites entre le soi et le reste de la nature sont effacées et où un profond sentiment de paix et de connexion envahit la conscience.

 

«On perçoit la réalité non plus à travers sa personne mais à travers d’autres phénomènes de la réalité, ce qui peut amener à mieux les comprendre et à mieux naviguer dans ces autres couches de la réalité […] De cérémonie en cérémonie, j’ai donné un autre sens à ma vie, à LA vie» (p.93). «Dans le contexte Shipibo, l’esprit de la plante est quelque chose de très concret, une présence, un être pourrait-on dire, qui est en mesure de communiquer avec les humains et fournir des informations qui aident à la guérison» (p.99).

 

«La cérémonie ne peut être sainement envisagée que comme point de départ. C’est bien sûr l’attitude que l’on adoptera ensuite dans la vie de tous les jours qui créera le changement. Il doit y avoir intégration, c’est en intégrant l’expérience que tout commence» (p.98).

 

Entités humaines et non-humaines, empirisme

«Les Shipibo ne sont pas les seuls à pouvoir, dans le cadre d’une pratique chamanique, mobiliser des entités tutélaires (esprits, énergie d’animaux de leur région). Ce qui semble partagé dans les cultures autochtones que j’ai rencontrées, c’est qu’une entité non-humaine a un pouvoir de guérison. On peut donc intercéder auprès d’elle» (p.129).

En fait, «dans l’échelle de la démonstration, on se satisfait de l’empirisme. On ne s’intéresse pas à l’explication, au “pourquoi cela a lieu”. On l’accepte parce que cela est. S’opère un processus ontologique: à force de constater la présence d’entités non humaines, on est amené à les accepter» (p.174).

 

Deux ontologies

Stéphane: «Catégoriser le monde pour le comprendre, c’est le métier du scientifique que je suis […] Cependant, en t’écoutant, j’accepte de décloisonner ma manière de voir pour découvrir de nouveaux mondes. Par exemple je ne suis pas du tout convaincu par l’“animal-machine” de Descartes. Le vivant-machine qui fascine le grand public et certains politiques qui aspirent à un monde de start-up capable de résoudre les problèmes économiques, écologiques et sociaux ne me convainc pas. Car le vivant se construit et se reconstruit en permanence en fonction de son environnement» (pp.217-218). La science que représente Stéphane est pour Arthur un autre système de croyance (p.123).

 

Arthur: «Si on reprend les ontologies de Philippe Descola, on peut considérer que l’apprenti chamane venu d’Occident franchit le pas entre une ontologie naturaliste qui crée une séparation entre l’homme et la nature, où l’homme est supérieur, où il crée de la culture alors que la nature n’y parvient pas, et une ontologie animiste qui octroie des capacités similaires aux humains et non-humains. Pour les Shipibo, si l’homme et l’animal ou la plante n’ont pas la même forme, leurs intériorités se ressemblent» (pp.215-216). «Les peuples Shipibo attachent moins d’importance aux relations de causalité, qui sont une obsession pour la médecine conventionnelle au détriment parfois d’un sens plus large, plus profond» (p.20).

 

Stéphane: «On sait maintenant que le vivant n’est fait que d’échanges avec son environnement, que tu décris comme une interpénétration de la vie des plantes et des animaux avec celle de l’homme et que tu vois dans tes rêves» (p.218).

 

Arthur: «Pour se concentrer sur ce qui nous rassemble, reconnaître l’existence de mécanismes “extra-ordinaires” ouvre un champ de possibles aussi du point de vue de la médecine conventionnelle» (p.217).

 

 

Médecine conventionnelle et médecine traditionnelle: opposition, coexistence ou potentialisation?

Une question est de savoir si la médecine traditionnelle peut soigner des pathologies que la médecine conventionnelle peine à prendre en charge, notamment en santé mentale. Arthur: «On constate une préoccupation croissante et des moyens mobilisés importants pour soigner des pathologies comme le syndrome de stress post-traumatique, les addictions. Cela semble susciter un intérêt croissant pour la médecine traditionnelle amazonienne –étant entendu que les deux médecines ne sont pas exclusives mais complémentaires» (pp.223-224). À relever le risque pour «les tenants exclusifs de la médecine conventionnelle d’accepter ses propositions sans esprit critique, sans forcément prendre en compte la santé mentale, ce qui peut engendrer de nouvelles souffrances, et à se détourner de la médecine alternative alors qu’elle pourrait être appropriée» (p.225). «Il me semble qu’il y a une sorte de symétrie [en termes d’incompréhension ou de méfiance]: ce qu’on peut reprocher à une des médecines vaut aussi pour l’autre. Et c’est bien cela qui montre qu’il y a un espace important pour la complémentarité des approches, ce qu’on appelle la médecine intégrative» (p.225).

 

Stéphane: «Mes réflexes occidentaux de refus ou de stigmatisation des médecines alternatives s’émoussent et c’est ma curiosité scientifique qui l’emporte […] Car le vivant non-humain prend de plus en plus d’importance à mes yeux: pas seulement les animaux, mais aussi la flore, les arbres, les rivières, la terre que nous avons sous nos pieds. Je comprends que tout est lié à un niveau que je n’avais pas envisagé jusqu’à présent. Les non-humains sont aussi les propriétaires de la Terre» (pp.221-222).

 

En guise de conclusion

Question du fils praticien chamanique: «Es-tu prêt à accepter que devenir chamane, c’est changer d’ontologie» (p.214). Intention, ouverture, du père pharmacologue: «Ce que tu me racontes ne m’incite pas à me soumettre de manière ponctuelle à la médecine chamanique, mais plutôt à y consacrer du temps pour entrer progressivement dans ce nouveau monde, faire tomber mes défenses […] Je dois traduire cette plasticité intellectuelle en pratique et m’approprier ces concepts sur le terrain» (p.225).

 

Crainte du fils: «Je reste préoccupé par le risque d’appropriation culturelle, de néocolonialisme ou extractivisme culturel […] Il reste à développer des outils qui mettent en lien ces différentes cultures. Et à trouver le lieu de leur partage pour qu’ils puissent faire partie en quelque sorte de notre culture générale, non pas pour minimiser les différences mais pour reconnaître à quel point elles peuvent être profondes, pour pouvoir ensuite créer des liens. La portée de cette démarche dépasse celle de la médecine. Elle est particulièrement intéressante dans le contexte actuel où l’on recherche de nouvelles manières de vivre, d’être vivant» (p.227).

 

Et deux citations. Boris Cyrulnik: «Je croyais qu’un fait scientifique découvrait la vérité alors que je pense aujourd’hui qu’un fait scientifique est fait par un scientifique. Ce n’est pas un mensonge, ce n’est pas une erreur, c’est un segment du monde éclairé par la méthode du chercheur autant que par son âme.»3

 

Bruno Latour: «L’objectivité scientifique est unique. Il faut la respecter, elle a son mode d’existence mais elle ne peut pas mordre sur d’autres modes d’existence qui ont chacun des modes de véridiction. La science a sa raison propre. Aimez vos sciences mais n’en faites pas une hégémonie qui transformerait les autres modes en irrationnels.»4

 

 

* Lire l’interview de Jean Martin par Sophie Lonchampt en p. XXXX.

 

Références

1. Martin J. Candide et les réalités non-ordinaires. Revue médicale suisse, 17janvier 2024, 20, 106-107.

2. Albrecht G. Les Émotions de la Terre. De nouveaux mots pour un nouveau monde. Les Liens qui libèrent, 2020.

3. Cyrulnik B. Le Laboureur et les Mangeurs de vent. Odile Jacob, 2022.

4. Latour B. Enquête sur les modes d’existence. La Découverte, 2012.