«J’ai fait l’expérience d’un voyage hors du commun»
Dans quel contexte avez-vous expérimenté l’ayahuasca?
Dr Jean Martin: Animés par une passion commune pour l’exploration du monde, ma femme et moi avons toujours nourri le désir de voyager. J’ai ainsi eu la chance en 1968 de décrocher un poste de médecin à l’Hospital Amazónico, soutenu par un cercle d’amis suisses, à Pucallpa, au Pérou. Nous avons ainsi posé le pied dans cette jungle amazonienne luxuriante. Sur place, nous avons entendu parler de chamanes vivant à seulement trois cents mètres dans le village voisin et cela a piqué ma curiosité. Jeune et avide d’aventures, j’étais également un esprit rationnel et cartésien, abordant le chamanisme avec un regard scientifique. Un jour, j’ai approché le chamane du village voisin pour lui demander une potion d’ayahuasca, un breuvage psychédélique utilisé par les indigènes dans le cadre de rituels spirituels. Il m’a donné une bouteille sans étiquette, contenant un liquide terreux à la couleur indéfinissable.
Et vous l’avez ingurgité?
Oui! De retour chez moi, je me suis installé dans ma chambre et j’ai avalé le breuvage, qui était extrêmement amer. Étrangement, je ne l’ai pas vomi, contrairement aux récits que j’ai pu lire par la suite, où cela semblait être une expérience courante. Je me suis étendu sur le lit et, peu à peu, j’ai senti un voile de sommeil profond m’envahir, accompagné de sensations singulières. Je suis resté couché trois bonnes heures durant lesquelles j’ai fait l’expérience d’un voyage hors du commun, où j’étais envahi par une sensation de bien-être immense et indescriptible, accompagnée de visions grandioses. J’ai marché sur la Lune, assisté à la résurrection de John Kennedy, vu mes patients tuberculeux quitter l’hôpital en chantant, totalement guéris, et je ne pouvais m’empêcher de rire en voyant les difficultés rencontrées par mes collègues chercheurs dans leur quête contre le cancer, alors que je venais d’avoir une révélation sur une cure universelle. Les hallucinations étaient saisissantes, me plongeant dans un état de bien-être absolu, accompagnées de visions polychromes extraordinaires. Une autre expérience puissante vécue durant ce voyage est la rencontre avec un être parfait, remplissant l’univers. J’étais moi-même dissous dans cet être, ressentant une satisfaction totale. Les limites de ma peau semblaient s’effacer, j’étais totalement immergé, fondant littéralement dans cette entité parfaite. À côté de ce que j’ai vécu, un orgasme standard aurait semblé bien fade…
Avez-vous ensuite vécu d’autres expériences similaires?
Après cette première expérience, j’ai repris à deux occasions de l’ayahuasca, mais avec des résultats bien plus modestes. Ensuite, je n’ai plus ressenti le besoin ni l’envie de recommencer, conscient que reproduire cette expérience unique serait difficile. Plus tard, lors d’un séjour aux États-Unis, ma femme et moi avons consommé de la mescaline avec des amis. Cette substance nous a procuré des visions polychromes agréables, mais rien de fantastique. Désormais, je me contente de la drogue locale, le vin produit par mon frère [rires].
Cependant, mon expérience diverge grandement de celle d’une collègue, technicienne en radiologie à l’hôpital de Pucallpa, qui a souhaité essayer l’ayahuasca à la suite du récit de mon expérience. Pour elle, cela a été un véritable cauchemar: elle a été prise de panique et est restée plusieurs heures dans cet état. Cette situation m’a fait réaliser que notre réaction à ce type de substances dépend de notre bagage personnel, des soucis que nous portons et de nos expériences de vie, tant conscientes qu’inconscientes.
Votre voyage psychédélique a-t-il influencé votre vision du monde?
J’ai toujours été quelqu’un de très curieux, mais mon cadre de pensée était étroitement façonné par la médecine occidentale, basée sur les preuves. Je croyais à l’idée que le monde était réductible à la science dure. Mon expérience avec l’ayahuasca s’est donc retrouvée en quelque sorte isolée: c’était une expérience que j’avais vécue, qui m’avait évidemment enrichi, mais dont je ne souhaitais pas trop parler publiquement, craignant d’être considéré comme un excentrique. Cependant, avec le temps, j’ai acquis une ouverture d’esprit, influencée en partie par ce vécu singulier dans la forêt amazonienne. Au fil des années, le monde s’est révélé à mes yeux bien plus complexe que je ne l’avais imaginé auparavant. Je suis à présent convaincu que ce qui compte réellement ne se cantonne pas à ce qui peut être mesuré ou quantifié. Cette leçon m’a profondément marqué.
Comment avez-vous concilié cette ouverture spirituelle avec votre rôle de médecin cantonal?
En tant que médecin cantonal, j’étais un peu le grand prêtre de l’orthodoxie médicale du canton… On se tournait donc vers moi pour toute question concernant des pratiques médicales discutables ou des cas d’exercice illégal de la médecine. Néanmoins, je n’ai jamais souhaité mener une chasse aux sorcières vis-à-vis des guérisseurs, thérapeutes ou autres praticiens alternatifs, à moins qu’ils ne causent un préjudice ou qu’ils n’adoptent des pratiques commerciales déloyales. Je ne pensais pas qu’il faille, par principe, empêcher ces personnes d’exercer leur activité. À la manière anglo-saxonne, je suis d’avis qu’on ne saurait interdire à une personne de chercher à faire du bien à son prochain (étant entendu par ailleurs que les professions reconnues donnent certaines garanties). Mon emploi du temps chargé m’empêchait aussi d’approfondir mes réflexions à ce sujet et je ne pouvais évidemment pas alors m’engager publiquement à cet égard.
Et aujourd’hui, avez-vous pris le temps de vous y intéresser?
Oui, je dispose désormais de davantage de temps pour la lecture et la réflexion. Je me suis ainsi progressivement intéressé aux médecines alternatives et aux réalités non ordinaires. J’ai été frappé de constater que des médecins, formés initialement selon une approche rigoureusement cartésienne, se tournaient vers des pratiques peu ou pas reconnues par la communauté scientifique, telles que l’homéopathie, l’hypnose, l’acupuncture, le magnétisme ou la médiumnité. Cette observation remettait en question l’idée préconçue selon laquelle tous ceux qui se livraient à de telles pratiques étaient marginaux ou égarés. Au fil du temps, j’ai également réalisé que je ne pouvais pas discréditer les nombreux témoignages de personnes affirmant avoir été guéries de maladies chroniques par le biais de granules homéopathiques par exemple. Bien que le fonctionnement des hyperdilutions homéopathiques demeure un mystère, je me refuse moralement de rejeter les récits rapportés par des individus sérieux et crédibles. Cela ne diminue toutefois en rien les connaissances que j’ai acquises au cours de mes études et de ma carrière professionnelle. Ces constatations mettent simplement en évidence les limites actuelles des sciences conventionnelles pour expliquer ces réalités non ordinaires.
Qu’entendez-vous par «réalités non ordinaires»?
À mon sens, les réalités non ordinaires correspondent à ce qui ne peut être expliqué, confirmé, par la science actuelle. Le monde est bien plus complexe que ce que l’on peut actuellement appréhender grâce à la science. Des domaines tels que ceux cités ou encore les états de transe illustrent ces aspects mystérieux qui échappent en partie à notre compréhension mais qui ne doivent pas, pour autant, être balayés d’un revers de la main. On doit penser au-delà de la physique de Newton.
Un exemple concret est celui du DrPhilip Siegenthaler, ami et confrère. Au côté de sa pratique médicale conventionnelle, il semble posséder une sensibilité hors du commun. Au fil du temps, il a développé la capacité de percevoir des informations sur l’état de ses patients simplement en passant sa main au-dessus de leur corps. À maintes reprises, ses sensations lui ont permis de détecter des éléments cruciaux liés à un problème de santé. Un exemple marquant est celui d’une patiente qui souffrait de problèmes urinaires chroniques. En passant la main au-dessus d’elle, le médecin a perçu des anomalies au niveau de l’un de ses uretères. Cette intuition s’est révélée exacte lorsqu’une urographie ultérieure a confirmé la présence d’une pathologie précisément à cet endroit. Le DrSiegenthaler est pourtant loin d’être perçu comme un excentrique et jouit au contraire du respect de ses pairs.
Je recommande d’ailleurs à ce sujet une série d’émissions fascinantes de la Radio Télévision Suisse (RTS), intitulée «La médecine et l’invisible». Cette série explore la réalité de personnes possédant des dons extraordinaires, tout en étant des individus crédibles et respectés.
«Je suis à présent convaincu que ce qui compte ne se cantonne pas à ce qui peut être objectivé ou quantifié.»
En dehors de votre expérience avec l’ayahuasca, avez-vous déjà été confronté à des évènements non ordinaires?
Personnellement, je n’ai jamais vécu d’autres expériences hors du commun, bien que je croie en leur existence. Mon expérience est liée à ma prise d’ayahuasca en 1969, mais je suis convaincu que chez certains, des expériences similaires peuvent survenir sans l’aide de substances psychoactives. Je regrette un peu de quitter ce monde, probablement dans quelques années, sans avoir exploré différents niveaux de conscience dont des personnes crédibles, que je connais et avec qui j’ai eu des discussions approfondies, ont témoigné.
En tant que médecin, pensez-vous que ces réalités non ordinaires peuvent enrichir les pratiques médicales?
Tout à fait. De nombreuses approches de médecine alternative, susceptibles d’enrichir la palette de soins, reposent sur ces phénomènes difficilement explicables. Ces dernières années, les substances psychédéliques ont par exemple suscité un vif intérêt chez de nombreux médecins et services universitaires, qui ne sont pourtant pas considérés comme marginaux. Je ne suis pas surpris qu’entre des mains expertes, lorsqu’utilisés avec sérieux et une approche scientifique, les psychédéliques puissent aider à traiter certains troubles psychiatriques. Ces substances permettent d’accéder à des états de conscience modifiés qui peuvent favoriser la résolution de troubles mentaux en réorganisant des schémas de pensée perturbés et figés. Quant à l’hypnose, son utilité est indéniable. Les états de transe qu’elle induit peuvent être très bénéfiques. L’hypnose s’est révélée efficace dans de nombreuses situations pathologiques en permettant une réorganisation positive des souvenirs ou des états psychologiques problématiques. De nombreuses autres méthodes, telles que l’acupuncture ou l’homéopathie, peuvent également offrir des bienfaits thérapeutiques aux patients.
La médecine conventionnelle doit-elle, selon vous, changer son rapport aux méthodes alternatives?
C’est évident. Lorsque j’ai commencé ma carrière, le monde médical n’était pas du tout ouvert aux médecines autres. Heureusement, cela évolue progressivement aujourd’hui. Au début de ma carrière, certains médecins refusaient de reconnaître une guérison ou une amélioration s’ils ne comprenaient pas le mécanisme derrière. Cette attitude m’a toujours choqué. En allemand, il existe une expression, «Wer heilt hat Recht», signifiant que celui qui guérit a raison. Cette maxime s’applique aux guérisseurs, aux rebouteux et à toute autre approche de guérison. Si les patients guérissent, il est impossible de nier la réalité de leur rétablissement sous prétexte que la méthode utilisée n’est pas enseignée en faculté!
«Au fil des années, le monde s'est révélé à mes yeux bien plus complexe que je ne l'avais imaginé auparavant.»
Heureusement, de plus en plus d’initiatives voient le jour, comme le Centre de médecine intégrative du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). L’inauguration de ce service il y a quelques années a marqué une avancée majeure dans l’ouverture des hôpitaux universitaires aux méthodes alternatives. Le centre propose plusieurs thérapies adaptées aux besoins individuels des patients, comprenant notamment l’hypnose, l’acupuncture, les médecines manuelles, la méditation, ainsi que d’autres approches auparavant considérées comme marginales. Cela témoigne, à mon avis, d’une ouverture très encourageante envers des approches pouvant réellement favoriser la guérison, même si nous ne comprenons pas toujours les mécanismes impliqués.