Gloire à la cathédrale des liens malmenés
Et je pleure la mise à mal de ces liens tant les êtres que nous sommes sont aujourd’hui transformés en choses par les empires de la finance et de la performance. Au point que notre monde en devient une usine à déchiqueter le Vivant, incitant notre espèce à révérer ses dominants toxiques autant qu’intoxiqués –soient-ils multimilliardaires enivrés par leur propre course, vedettes futiles de la culture périssable ou médecins discernant leurs patients comme une galerie d’organes et de diagnostics.
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Souvenir d’enfance. Je rampe à plat ventre sur le sol du jardin familial. Soudain m’apparaît à contrejour la vision d’une nervure qui me conduit à l’architecture d’une salade, dont la monumentalité translucide me sidère. Un vitrail séculier. Puis j’aperçois un reflet sur la courbe d’une tomate, qui me suggère à l’envers l’entier du ciel et sa coupole enveloppante. Ainsi de suite. Des liens. Voilà comment s’ouvre à moi l’espace qui sera, jusqu’à ma fin, le théâtre cosmique et sacré de mes allées et venues.
Plus tard, je fréquente les restaurants sur le mode de la curiosité sensorielle et sociétale. J’y découvre le trafic des salutations ponctuelles ou récurrentes établies entre les dîneurs d’une table à l’autre, ou ceux développés de ma personne à celle des serveuses ou des serveurs. Et ce que je mange et vois me désigne mon espèce en notre époque comme dans sa durée depuis des siècles, quand Platon note, dans Gorgias, que «la rhétorique correspond pour l’âme à ce qu’est la cuisine pour le corps». Avant que Roland Barthes, dans Pour une psychosociologie de l’alimentation contemporaine, lui fasse suite en observant qu’elle est «un système de communication, un ensemble d’images, un protocole d’usages, de situations et de conduites». De liens.
À d’autres moments, je me tourne vers les territoires de la création. Des œuvres plastiques ou de la littérature. Ce n’est pas que j’en goûte la rumeur mondaine, mais que j’y perçois quelquefois un axe vertical pouvant m’élever. Un axe qui comporte une part descriptive et séculière faisant miroir à mes tribulations quotidiennes, et une seconde m’étirant vers ce qui les transcende. Vers ces régions de mon esprit où règnent mes tremblements face à l’Autre, et cette terreur de la mort approfondie par mon ignorance de l’éternité. Or quand je regarde une production de Jean-Luc Godard, j’en suis transformé. Sa manière d’agencer les séquences de son film m’aide à solidariser les miettes de mon destin. Des liens, aussi.
En d’autres circonstances encore, les cailloux eux-mêmes me parlent. Ils m’entretiennent du monde, dont ils apaisent la brutalité des échos dans le jeu de mes sensations. Je les contemple d’un regard concentré puis rêveur, soient-ils cent mille au sein d’un pierrier montagnard ou très étonnamment solitaires à la surface d’un pré. Et je prends la mesure de leur durée qui triomphera de toute matière organique, mais finira par les résoudre à leur tour en sable ultime, avant de les disperser pour allonger les déserts et tapisser les océans. Et leur patience devient mon réconfort.
À quoi s’ajoute l’éventail de mes relations avec toutes les instances qui s’en vont, mais nous reviennent en fonction d’un cycle. Les liens consolateurs produits par la certitude d’une retrouvaille à moyen terme. Avec les feuilles qui tombent en automne puis repoussent aux branches des arbres, les oiseaux qui s’enfuient pour passer l’hiver aux antipodes mais nichent à nouveau dans nos paysages au printemps suivant, les nuages enroulés autour des montagnes que l’immensité de l’air inoccupé reprendra l’instant d’après, puis ramènera.
«Je pleure la mise à mal de ces liens tant les êtres que nous sommes sont aujourd'hui transformés en choses par les empires de la finance et de la performance.» - Christophe Gallaz
Et la masse inouïe des morts, des disparus, des assassinés ou des suicidés! Avec eux aussi le dialogue advient. Avec les jeunes congénères tôt cueillis et les vieux effacés. Les pourchassés par la guerre ou la famine, les enterrés au fond des cimetières ou les pourrissants allongés sous les fougères au creux des forêts, qu’ils aient revêtu la forme humaine ou la forme animale. Tous ces absents comme une enveloppe autour des vivants qui leur succèdent. Ces en-allés restés, avec qui régler les tensions du souvenir pour en rénover constamment le cours de notre existence. Et pour la réchauffer, l’Histoire étant notre habitat mental collectif.
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Tel est l’art des liens qui est l’art de la conversation, qui est l’art de vivre. C’est pourquoi, quand ces liens-là se rompent ou sont détruits par leurs protagonistes ou par des tiers, ou par des pouvoirs autoritaires, ou par un tournant paniqué de l’organisation collective humaine, leurs bénéficiaires déclinent. Basculent dans le chagrin, glissent dans un état de solitude où leur désarroi tourbillonne, ou s’entassent comme aujourd’hui dans les réconforts truqués du grégarisme consommateur avant de dépérir par degrés presque imperceptibles. Un peu comme la grenouille attirée dans une casserole où miroite une belle eau fraîche mais qu’on commence à chauffer, et qui termine cuite sans même s’en être aperçue.
Aujourd’hui, quand on dit «lien», on pense Internet en songeant moins qu’on pourrait autant penser l’Autre ou l’amour, ou l’amitié, si ce n’est la famille. «Je t’envoie le lien», c’est la phrase usuelle. Ainsi va la prégnance du «dispositif» que l’Italien Giorgio Agamben a défini voici quelques années comme «tout ce qui a[…] la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants».
Est-ce à cette force entrevue par l’essayiste que se sont conformés d’un même élan les multimilliardaires évoqués à l’instant, les vedettes de la culture périssable et tels ou tels médecins? Sans doute. En partie décisive, en tout cas. Entraînant cette réification générale qui procure aux multimilliardaires un terrain de pompage argentifère, aux vedettes de la culture périssable un champ d’applaudimètres utiles et pour tels médecins du genre aspirateurs un gisement de souffrances propice à l’établissement de leur cote.
Bien sûr, l’avènement dans notre langue de l’expression «ressources humaines», à la fin des années1980, aurait pu nous alerter puisqu’elle présentait déjà les multitudes travailleuses en tant que stock configurable à merci. À quoi s’ajouta bientôt l’invasion du vocable «profil» dans les offres d’emploi publiées dans la presse à partir de ces mêmes années, le profil étant le dessin d’une abstraction symbolisée sur un support et la face un espace pouvant rejoindre un ensemble d’autres lieux qu’on peut qualifier de communauté vivante. Défaite inaugurale et symptomatique du lien dans les lexiques.
J’y songeais l’autre jour quand m’apparut la figure de Guy Debord annonçant tout cela dès 1967, dans La Société du spectacle et ses Commentaires édités vingt ans plus tard. En y prévoyant notre asservissement collectif au renouvellement incessant des machines et la création liée d’un présent sans passé privant chacun d’action et de réaction face à la grande scène technologique. Au même instant, j’entendis comme un cri de fin du monde ricocher dans les parages: «Eh bien nous y sommes!» C’était mon amie la grenouille. Et j’aperçus tout aussitôt, très au loin dans ce bal à mi-chemin du fantasme et du réel, ma cathédrale des liens malmenés, qui commençait d’osciller comme font dans notre œil les éléments d’un paysage surchauffé. Vaillance.