Se synchroniser avec les rythmes des patients
de faire ses preuves dans le domaine des maladies chroniques.
Des airs langoureux de tango s’échappent d’une salle au centre-ville de Lausanne. Les rythmes du bandonéon alternent avec ceux des violons pour un voyage sans escale à Buenos Aires. À l’intérieur pourtant, point de talons ni de robes rouges, mais des soignant-es qui suivent un atelier dans le cadre d’une sensibilisation à l’éducation thérapeutique du patient (ETP). «La tango-thérapie représente une belle manière d’initier nos étudiant-es à cette approche, explique Daniela Sofra, diabétologue et spécialiste de l’ETP. Cette danse n’impose pas de rythme, les partenaires doivent donc s’accorder l’un avec l’autre. De la même manière qu’une soignant-e doit se synchroniser avec son-sa patient-e pour qu’ils construisent ensemble son traitement et sa prise en charge.»
Daniela Sofra a découvert la tango-thérapie il y a quelques années. «Cela a représenté une révélation pour moi. Les cours sont donnés par des professeur-es de tango spécialement formés. Ils sont bénéfiques pour les maladies neurologiques, vasculaires ou pour améliorer l’équilibre. Ils permettent à chacun de découvrir son corps, ses émotions et de vivre de nouvelles sensations.» La diabétologue a aussi constaté une résonance particulière entre la tango-thérapie et l’ETP. La métaphore semblait évidente: « L’ETP est basée sur un schéma d’interrelations triangulaire qui comprend la maladie, le-la patient-e et le-la soignant-e. En tango-thérapie, cela devient la musique, moi-même et mon partenaire. Chacun doit s’adapter constamment et de manière harmonieuse aux changements des rythmes des uns et des autres. Pour cela, il faut se connecter, construire un lien. Ces éléments font partie du suivi d’un-e patient-e porteur-se d’une maladie chronique.»
L’approche éclectique du pionnier de l’ETP
Daniela Sofra a été initiée à l’ETP lors d’un séminaire à Grimentz (VS) organisé par Jean-Philippe Assal. Ce diabétologue, aujourd’hui retraité, a fondé l’unité d’ETP des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) en 1975. Pionnier, il souhaitait intégrer la dimension psycho- sociale des maladies chroniques dans la formation de tous les soignant-es. «Ma participation à ce séminaire a été un pur hasard de la vie, se souvient Daniela Sofra, qui a effectué ses études de médecine en Sicile. Je venais de débuter ma spécialisation en diabétologie quand mon professeur m’a annoncé que le lauréat de la bourse pour aller au séminaire de Grimentz s’était désisté. Il me suggérait que j’y aille à sa place. J’avais 26 ans, je ne parlais pas un mot de français et je suis arrivée à Grimentz en tailleur, imaginant qu’il s’agissait d’un congrès médical…» Elle découvre alors le riche univers du fondateur de l’ETP qui, chaque année, réunissait des dizaines de professionnel-les de santé du monde entier dans le Val d’Anniviers pour les initier à son approche. « Il voulait nous faire vivre d’autres manières de penser et de créer des liens avec autrui. J’ai tout de suite compris que c’était là ma voie.» Elle obtiendra ainsi son diplôme de formation continue en ETP quelques années plus tard.
Aline Lasserre-Moutet, responsable du centre d’ETP aux HUG, a découvert les séminaires de Grimentz en 1998, presque en même temps que Daniela Sofra. Dans le cadre de son master en formation d’adultes, elle faisait alors partie de la petite équipe de pédagogues qui organisait les expériences pour les participant-es. «Jean-Philippe Assal appréciait les métaphores et les références artistiques. Il souhaitait faire vivre des expériences marquantes et travailler sur le vécu. Je me souviens de pneumologues auxquels on bouchait le nez avec une pincette, d’un stage où il fallait porter des sacs très lourds pour comprendre l’obésité ou encore d’une exposition de peinture visitée par des binômes dont l’un avait les yeux bandés et l’autre la tâche de lui expliquer les tableaux. » Jean-Philippe Assal voulait sortir les soignant-es de leur environnement professionnel et les libérer de leur pensée opératoire orientée problèmes et solutions. «Je trouvais fascinant d’observer les participant-es, dont certain-es étaient des médecins renommé-es, participer à ces activités et se laisser transformer. Ils y développaient d’autres manières de faire et d’entrer en relation avec leurs patient-es. Ces méthodes étaient innovantes à l’époque.»
Jean-Philippe Assal a consacré une grande partie de sa carrière à rénover les soins des malades chroniques. Pour lui, le-la soignant-e devait s’aligner avec son-sa patient-e et tout ce qu’il-elle sait déjà. Il s’est entouré d’une équipe de psychologues, de pédagogues et d’art-thérapeutes pour mettre en place un suivi des patient-es diabétiques basé sur l’ETP. Il souhaitait comprendre leur vécu, améliorer leurs interactions avec les soignant-es et la manière dont ces derniers-ères transmettaient les informations. «L’ETP implique une transformation identitaire du médecin, qui passe de prescripteur à accompagnateur, précise Aline Lasserre-Moutet. Il écoute le-la patient-e en profondeur, analyse ses besoins et les compétences à développer pour renforcer son autonomie, puis comment les intégrer dans sa vie. Il s’agit de s’accorder à chaque étape avec l’apprenant-e. Ce binôme fonctionne à la manière d’un engrenage, dans lequel le-la soignant-e initie une dynamique, puis laisse place au-à la patient-e. Les deux sont toujours en mouvement.» Intégrer l’ETP à l’approche médicale classique basée sur l’anamnèse s’avère néanmoins loin d’être simple dans la pratique. De plus, les soignant-es ne sont souvent pas formés à la pédagogie ou à la communication. C’est pourquoi des formations spécifiques à l’ETP ont été mises en place depuis une vingtaine d’années en Suisse romande.
Prendre en compte la personne derrière le-la patient-e
Concrètement, l’ETP peut se décliner de nombreuses manières. Aux HUG, l’approche s’adresse majoritairement aux patient-es souffrant de surcharge pondérale ou de diabète. Ils et elles peuvent participer à des groupes de parole, à des séances éducatives avec des diététicien-nes, à des initiations à l’exercice physique ou encore à des ateliers d’art-thérapie. Pour Daniela Sofra, le plus important est que ces activités s’intègrent dans un projet coconstruit avec le-la patient-e. «L’ETP n’est pas une case à cocher sur une liste, souligne- t-elle. Le-la soignant-e doit l’intégrer au quotidien à toutes ses compétences médicales. Cela prend des années de pratique et la seule théorie ne suffit pas. » La diabétologue se souvient d’une expérience l’ayant profondément marquée lors de ses débuts profes- sionnels, alors qu’elle avait déjà suivi des formations d’ETP. « Je faisais ma tournée habituelle dans une clinique pour informer les patient-es des résultats de leurs analyses. Un patient sidéen, fortement éprouvé et amaigri, m’a alors demandé: «À quoi servent ces analyses si je vais bientôt mourir?» J’en suis restée bouche bée et ma collègue infirmière également. J’ai bredouillé une réponse maladroite et je suis sortie. J’ai alors demandé de l’aide au service de psychologie car je ne me sentais pas outillée pour soutenir cette personne. Je suis retournée à son chevet quelques heures plus tard pour m’excuser. Nous avons eu une longue discussion sur la mort et sur les funérailles qu’il souhaitait. Par la suite, je me suis demandé: «Est-ce au médecin de discuter de cela?» Ma réponse est oui. C’est moi qui me trouve à ses côtés dans ces moments. Je dois donc le prendre en compte comme un être humain et pas uniquement comme un patient à soigner.»
«L’éducation thérapeutique du patient implique une transformation identitaire du médecin, qui passe de prescripteur à accompagnateur.»
Lors d’une première consultation, Daniela Sofra commence toujours par demander à ses patient-es la raison de leur venue. «Souvent, ils me répondent que c’est leur médecin généraliste qui les a envoyés. Alors je les interroge sur leurs souhaits pour ce rendez- vous. Beaucoup ne savent pas répondre d’emblée car ils n’ont parfois pas été habitués à ce type d’ouverture. Je les aide alors à se connecter avec eux-mêmes.» Dans le cadre de cette démarche, une patiente souffrant d’obésité a par exemple fini par lui confier qu’elle craignait cette consultation car elle avait développé une phobie des régimes. Elle en avait essayé tellement et essuyé tellement d’échecs… Daniela Sofra lui a alors proposé de réfléchir ensemble à un projet qui lui conviendrait, sans jamais parler de poids ni de statistiques. Dans ce même contexte, un maçon immigré a raconté à la diabétologue qu’il se sentait de plus en plus malade et qu’il ne savait pas comment se sortir de cette spirale. Lorsqu’elle lui a expliqué la physiopathologie du diabète, il lui a demandé : « Est-ce que je parais idiot ? Parce qu’aucun des professionnel-les de santé que j’ai rencontré-es jusqu’à présent ne m’a offert les éléments pour comprendre cela par moi-même.» Il a ensuite modifié son alimentation et commencé une activité physique. Daniela Sofra n’a plus eu besoin de le revoir en consultation spécialisée, son diabète étant depuis en rémission et suivi par son généraliste.
Apprendre à dire non
Kabeza Kalumiya a également parcouru un long chemin avant de se sentir écoutée par un-e professionnel-le de santé. Née avec une malrotation intestinale congénitale, elle a subi plusieurs opérations durant son enfance et a toujours dû suivre un régime alimentaire strict. «Cela faisait de moi un enfant «spécial». Comme en plus j’étais la cadette, ma mère m’a surprotégée. J’allais régulièrement chez le médecin pour un suivi, mais je détestais ce moment, cet endroit, ses odeurs. Je subissais des contrôles invasifs comme le toucher anal. Mais je ne m’exprimais pas. Le-la soignant-e s’adressait toujours à ma mère. Je n’existais pas.» À l’âge de 18 ans, Kabeza Kalumiya décide de poursuivre des études de sociologie en Grande-Bretagne. « Je me sentais libérée, je voulais m’émanciper. J’ai arrêté de prendre mes médicaments et je mangeais ce dont j’avais envie. Je faisais la fête, je buvais de l’alcool. Je n’avais pas une bonne hygiène de vie et j’ai pris beaucoup de poids.» À son retour à Genève, elle trouve un poste dans une organisation internationale. «Je continuais avec les excès. Mais je ne voulais surtout pas voir de médecin. Jusqu’à ce que je fasse un malaise au bureau en 2017. J’avais 32 ans et je ne comprenais pas ce qui m’arrivait dans l’ambulance qui m’amenait aux HUG. » Le diagnostic tombe: hypertension intracrânienne en raison d’un excès de liquide. La cause principale réside dans son surpoids. « Le neurologue m’a alors dit de faire un régime, sans quoi je risquais de perdre la vision de mon œil droit. Je pesais 110 kilos. Je me suis imposé une alimentation très stricte et je me levais tous les matins à 5 heures pour marcher. J’ai perdu 12 kilos en deux mois. Mais je les ai vite repris par la suite.»
Malgré ses craintes et ses mauvaises expériences préalables, elle accepte de consulter une diététicienne. Celle-ci lui propose de rejoindre un programme des HUG basé sur l’ETP. « J’ai hésité et finalement je me suis inscrite. Ce qui m’a fait adhérer est la bienveillance de ma référente, sa posture non jugeante. Elle m’a appris à exprimer mes besoins et à dire au-à la soignant-e si je ne comprenais pas quelque chose. Ce faisant, j’ai aussi appris à dire non dans ma vie en général. C’était un vrai empowerment! J’ai aussi compris que tout n’est pas de ma faute et que c’est ok si je n’atteins pas tous mes objectifs. Ma référente précisait aussi que j’étais libre de venir au prochain rendez-vous ou pas, qu’elle n’allait pas se fâcher. Sur cette base, nous avons construit un projet thérapeutique ensemble. Et j’ai découvert le plaisir de manger, quelque chose que je n’avais jamais connu avant en raison de ma maladie. » Au fil des mois, Kabeza Kalumiya s’implique tellement dans sa thérapie qu’elle accepte de devenir patiente-partenaire, puis patiente-formatrice dans le certificat de formation continue en ETP. Dans ce cadre, elle participe notamment à des ateliers pour les soignant-es. «Nous jouons à des jeux de rôle, par exemple lors d’entretiens. Je leur exprime ensuite mon ressenti. Je veux les aider à se décentrer de leur cadre professionnel pour qu’ils et elles puissent comprendre le-la patient-e. Je constate que c’est très compliqué pour beaucoup d’entre eux de prendre en compte l’entier de ma personne et de sentir combien leurs questions ou leurs actes peuvent être intrusifs ou désagréables.»
«Nous, soignant-es, pouvons nous sentir démuni-es vis-à-vis des outils d’aide à la relation.»
Daniela Sofra constate également les difficultés des soignant-es qui se forment à l’ETP: « Nos cours de sensibilisation peuvent les placer dans une zone d’inconfort. Ils sont parfois bouleversés. Durant les ateliers de tango-thérapie, certains n’aiment pas la musique (la maladie), n’ont pas envie de toucher leur partenaire (le-la patient-e) et n’arrivent pas à se connecter à lui. Nous, soignant-es, nous pouvons nous sentir démuni-es vis-à-vis des outils d’aide à la relation.» La diabétologue confie qu’une infirmière a fondu en larmes après une expérience immersive car elle a ressenti tout l’inconfort qu’elle pouvait faire subir à ses patient-es lors de soins techniques intrusifs. «En tant que soignant-es, nous pouvons être tellement condition- né-es par notre rôle que nous oublions que nous sommes des êtres humains en face d’autres êtres humains. Certains, pris dans le tourbillon du travail, oublient de saluer ou de demander la permission d’enlever la chaussure pour examiner le pied. Or il est difficile d’obtenir de bons résultats pour un traitement d’une maladie chronique sans créer un lien.» Pour que le duo du tango fonctionne, il faut lâcher prise, se connecter à l’autre tel qu’il-elle est, évoluer à son rythme, tout en acceptant ses propres émotions, barrières ou conflits.
Une transformation du rapport au pouvoir
Il n’est dès lors pas étonnant que les formations en ETP connaissent du succès auprès des soignant-es: en tout, on dénombre plus de 450 professionnel-les formé-es en 25 ans en Suisse romande. «Les discours ont commencé à évoluer ces dernières années chez une partie des professionnel-les de santé, qui reconnaissent des notions comme l’expertise du-de la patient-e ou l’idée d’une relation plus horizontale avec lui-elle, observe Aline Lasserre-Moutet. Mais il reste beaucoup d’obstacles. Les institutions hospitalières possèdent un long héritage de hiérarchies profondément ancrées. Or l’ETP implique une transformation des rapports de pouvoir. Le médecin n’y est plus l’unique détenteur du savoir.» Daniela Sofra ajoute : « Je regrette qu’il n’y ait que 5 % de médecins dans nos formations de sensibilisation. Ce n’est pas assez. L’idée perdure que le médecin n’en a pas besoin et que ses connaissances pointues sur les molécules sont plus prestigieuses.»
Certains interstices semblent cependant émerger dans les lignes de démarcation qui structurent le champ des soins. En 2022, Aline Lasserre-Moutet est intervenue pour la première fois auprès de patient-es. De par sa formation de pédagogue, elle n’avait jusque-là jamais été en contact direct avec eux, son activité étant davantage centrée sur la formation des professionnel-les de santé. «Il existe une séparation traditionnelle à l’hôpital entre les soignant-es et les autres », indique-t-elle. En collaboration avec une spécialiste en médecine interne générale, elle a recueilli les récits collectifs d’une vingtaine de patient-es atteint-es du Covid long. Cette démarche, combinant médecine narrative et approche biographique, a permis aux participant-es de donner du sens à leur vécu afin de mieux l’intégrer et de prendre un nouveau départ. « Des extraits de ces récits ont ensuite été mis en forme de manière artistique dans une statue créée collectivement, raconte Aline Lasserre-Moutet. Ce projet inédit illustre comment la santé peut aussi devenir un espace de développement et d’apprentissage.» •