Éditorial #2
Une fois déroulée la vague du progrès scientifique, la médecine moderne ambitionne d’assurer la santé de l’humanité, telle que la définit l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et même, à en croire certains prophètes transhumanistes, de la conduire à l’immortalité. Cette utopie de purification du corps biologique par l’éradication complète de ses dysfonctionnements, faiblesses et imperfections, a même réussi à supplanter la préoccupation du salut de l’âme sur laquelle reposent nombre de religions. C’est d’ailleurs cette santé parfaite, valeur suprême supplantant même les valeurs religieuses, que décrit Malka Gouzer à propos du rite de circoncision, devenu de nos jours une prestation d’hygiène et de santé publique.
La médecine moderne ne cesse cependant de « découvrir» de nouvelles maladies qui s’ajoutent constamment à la liste, déjà longue, des diagnostics consignés dans les manuels périodiques de classifi- cation (CIM), au point de rendre évident le fait qu’elle produit bien davantage de maladies qu’elle n’en éradique. C’est ainsi que la vague du progrès médical s’essouffle et reflue avant même d’avoir atteint les rives immaculées de l’utopie de la santé parfaite.
Après avoir été objectivées et normées dans les laboratoires de psychologie sociale expérimentale, les émotions sont aussi devenues des objets de la psychopathologie et des neurosciences. C’est ainsi que chaque émotion exacerbée ou «déviante», dont celle de souffrir, devient l’objet d’un diagnostic de trouble mental et du comportement qui est traité, non plus au sein de la consultation médicale ordinaire, mais par la psychiatrie. Cette spécialité supplémentaire, bien distincte de la médecine somatique, reste néanmoins adepte du même rationalisme médical. Les troubles psychoémotionnels deviennent ainsi les anomalies d’une sorte de cerveau virtuel qui se corrigent par l’action de substances prescrites par les psychiatres. Pourtant, nous rappelle avec pertinence Anna Bonvin, qui témoigne consulter à la fois son psy et son horoscope, « l’intellection de la souffrance ne comporte aucune vertu thérapeutique et trouver le vrai ne rime pas avec se sentir mieux». Cet étrange paradoxe interpelle également Malka Gouzer, qui se demande si le rationalisme médical bancal sur lequel repose la psychiatrie n’exigerait pas plutôt de l’extraire des spécialités médicales et de la ranger plutôt du côté des sciences sociales.
Mais n’est-ce donc pas un autre paradoxe de cette médecine moderne que de viser la santé parfaite par l’éradication de la maladie tout en produisant de plus en plus? C’est ce que soulève Christophe Gallaz qui, dans son article, évoque en quoi cette médecine est captive du triste penchant des Modernes à la jouissance narcissique de la destruction du vivant et de son environnement.
La médecine moderne s’érige en science de la santé, faisant ainsi du soignant un expert sachant et appliquant les règles qui permettent d’accéder à la santé en éradiquant toutes les maladies de manière systématique et rationnelle. Elle assigne au soignant le rôle de guide de santé en assurant l’éducation thérapeutique du malade. Pourtant, interrogée par Louis Viladent et Elorri Charriton, la professionnelle de santé Gloria Castro nous dit que plus de la moitié des soignants censés détenir ce savoir-faire médical sont justement atteints dans leur propre santé en raison de leur travail. Ils sont ainsi (de plus en plus) nombreux à passer à l’autre bout du stéthoscope et à découvrir, souvent avec perplexité, d’autres réalités à l’œuvre au détour des aléas de la maladie éprouvée. Ils s’aperçoivent alors que leurs véritables mentors sont davantage les autres patients ou leurs proches que leurs congénères professionnels qui, le plus souvent, ignorent tout de l’art d’être en santé, de faire avec les aléas de la maladie et de se guérir.
C’est qu’être en santé, être malade et avoir recours à des soins ne se résume pas à quelques visites chez un réparateur d’organes. Cela fait partie de la biographie de chacun et ramène à autant d’inter- actions vivantes qui vont bien au-delà de la rencontre avec un soignant. C’est bien ce dont témoignent celles et ceux qui deviennent «experts par expérience», plutôt que « par expertise», et qui sont ainsi amenés à explorer cette autre réalité: être patient. Une réalité teintée des couleurs du savoir-être plutôt que celle du savoir ou du savoir-faire, nous dit Gloria Castro. Pour sa part, Denis Hochstrasser évoque plutôt une forme de réapprentissage des choses essentielles de l’existence, parmi lesquelles l’espoir et la résilience qu’apportent les proches et l’environnement face à une médecine qui condamne, le plus souvent froidement, plutôt qu’elle ne soutient et soulage. Il nous rappelle que l’espoir fait partie intégrante du traitement et que le patient devrait toujours pouvoir s’y accrocher.
La médecine moderne prétend, grâce au savoir rationnel et aux solutions techniques, pouvoir se passer du soin ou de l’art de soulager la personne qui endure la souffrance. C’est oublier que si les patients ont recours à quelque forme de médecine ou de soin que ce soit, c’est en tout premier lieu parce qu’ils sont en quête d’un soulagement ou d’un moyen de composer avec les aléas existentiels de leur corps, de leur relation à celui-ci, aux autres ou au monde environnant. Et à cela, la médecine moderne rationaliste n’a rien d’autre à proposer que le traitement des maladies qu’elle considère comme étant la cause de la souffrance du patient. Cela représente certes déjà beaucoup, mais reste insuffisant pour soulager les patients dont on sait que la souffrance est déterminée par un large spectre de facteurs, parmi lesquels figure la maladie. Au risque de perdre sa raison d’être et même d’être perçue comme toxique, la médecine ne peut donc se contenter de prêcher «prenez ceci car nous savons que cela est bon pour votre santé» sans se préoccuper davantage du soulagement éprouvé par le patient. Ce soulagement est en effet une dimension sans laquelle une médecine ne pourra jamais prétendre à une quelconque efficacité thérapeutique. Et de cette dimension, seul le patient qui l’éprouve est légitimé à en rendre compte et à l’évaluer.
Mais la médecine ne perdrait-elle pas déjà sa raison d’être? Dans son article, Aline Siegrist nous rappelle que celles et ceux dont la profession est de soigner sont de plus en plus nombreux à quitter le navire du système de santé avec le sentiment que celui-ci a égaré, voire désiré détruire, comme nous dirait Christophe Gallaz, la boussole des valeurs qui donnent sens à leur vocation. Cette boussole n’est autre que celle de l’art de soigner, de soulager, que la médecine moderne a sacrifié à l’autel de l’objectivité rationaliste de la science des choses et de la matière inerte. À en croire les soignants qui deviennent patients par expérience, de l’autre côté du stéthoscope, cette boussole des valeurs du soin, que la médecine rationaliste a tenté de bannir, semble pourtant avoir été préservée, mais du côté des patients. Elle se transmet ainsi par expérience, d’un être humain souffrant à l’autre. Être en santé, être malade et avoir recours aux soins, cela fait partie de notre existence, de notre relation à nous-mêmes, aux autres et au monde, comme l’illustre si bien la biographie de Jean Richard au travers du récit de sa relation à la médecine, qui a débuté dans un dispensaire africain et se poursuit aujourd’hui avec le traitement de son cancer. Pour sa part, le collectif du Laboratoire citoyen en santé intégrative nous démontre à merveille comment l’expérience d’être en santé se décline à la fois de façon singulière pour chaque personne et néanmoins de concert avec celles et ceux qui vivent des expériences analogues. Ce laboratoire parvient ainsi à laisser s’exprimer et se décliner l’expérience d’être en santé, telle qu’elle s’éprouve et non pas telle que la conçoivent les experts par le concept de « la santé », réduit à la seule quête de l’absence de maladie objective. S’agissant du soin, fort de plus de vingt années d’expérience, le collectif de l’Association Savoir Patient décrit avec force la vitalité de ce savoir-être profane à la fois légitime, pertinent, incontournable, indispensable, inéluctable et à haut potentiel thérapeutique !
Au grand dam de l’orthodoxie rationaliste, le savoir être en santé et l’art de soigner nous viendraient ainsi davantage des patients – et donc aussi des soignants devenus patients – que de la science médicale qui prétend détenir l’expertise de la santé et du soin par son pouvoir d’éradication des maladies. Car, comme l’évoque Thierry Tournebise interviewé par Samuel Socquet, le haut potentiel thérapeutique recelé par cet art profane de la résilience face aux aléas de l’existence qui permet de trouver les voies du soulagement, ne s’exprime que dans la langue singulière propre à chaque personne et non celle de la norme ou du standard scientifique.
L’art du soulagement qu’est le soin ne peut dès lors faire l’économie de l’inclusion de la personne concernée, le patient, ni de l’intégration des moyens auxquels celui-ci recourt par expérience et intention profane. Par ailleurs, traiter une maladie ne peut être que le fruit d’une fine articulation et d’une étroite collaboration entre le savoir des médecins, le savoir-faire des soignants et l’art du soin dont seul le patient détient le secret.
«Et si la boussole de la vocation de soigner se trouvait à l’autre bout du stéthoscope?»
C’est bien sous le signe de cette étroite collaboration que les soignants devenus patients nous invitent à explorer «ces autres de la médecine dans la médecine» que sont les approches alternatives et complémentaires, et à comprendre les démarches d’un patient faisant appel, à sa manière, à différentes formes ou techniques de soins. Comme soignants, ils découvrent que le recours de chaque patient à diverses personnes, diverses compétences, divers moyens (dont la médecine conventionnelle) en vue de trouver un soulagement, est finalement un art de composer de manière résiliente avec l’adversité dont il souffre. Ainsi, selon Denis Hochstrasser, le recours par les patients aux médecines complémen- taires a toute son utilité, car il suscite souvent cet espoir si précieux pour composer avec une maladie et son traitement. Le témoignage d’Anna Bonvin est tout aussi éloquent lorsqu’elle nous rappelle que diagnostics et traitements ne remédient pas à tous les maux, alors que dans son cas, le recours à l’astrologie, à sa sauce, lui permet d’allier des contradictions face auxquelles la médecine se trouve muette et impuissante. C’est également la teneur de l’article d’Élodie Richardet, dans lequel des personnes atteintes de cancer explorent des possibilités de soulagement par l’activité artistique. Une démarche qui a même permis à plusieurs d’entre elles de découvrir tous les trésors existentiels que peut receler leur maladie. Enfin, face à l’inconnu de cette nouvelle maladie qu’est le Covid long, Gloria Castro évoque elle aussi l’importance de cette nécessaire coexplo- ration entre patients et soignants afin de trouver la meilleure technique et voie de soulagement possible malgré l’absence de traitement spécifique.
Toutefois, pour parvenir à libérer ce haut potentiel thérapeutique d’aptitude au soulagement que détient le patient et qui seul permet au traitement médical de réellement agir globalement pour la personne, le soignant doit oser introduire de réelles parenthèses empiriques au sein de la relation thérapeutique. Parenthèses durant lesquelles il met en suspens son jugement, sa rationalité, et rejoint son patient dans son monde, dans sa souffrance, sa détresse, autant que dans sa façon singulière de composer avec. Aussi progressiste soit-elle, la médecine moderne n’est, s’agissant de cette dimension cardinale de la contribution du patient à l’efficacité thérapeutique, pas parvenue à surpasser la médecine qu’elle qualifie, comme nous le rappelle Christophe Gallaz, d’archaïque. En effet, il y a déjà quelques millénaires de cela, Platon (≈428 – ≈348 av. J.-C.) considérait que ce n’est pas au malade d’être son propre médecin, mais au médecin après avoir été lui-même son propre malade. Pour lui, le bon médecin d’autrui doit avoir préalablement expérimenté le fait d’être son propre malade. De fait, Platon confère une vertu thérapeutique non pas à la science rationnelle, mais à l’âme sensible du médecin malade comme du malade devenu médecin. Il est rejoint en cela par les médecins empiriques qui, à l’instar de Sextus Empiricus (2e et 3e siècles), mettent en doute les théories ou la recherche des causes et s’appuient, sans trop de confiance ou de conviction personnelles, sur l’expérience passée pour les guider dans les traitements qu’ils prescrivent. Pour Sextus, douter des causes comme des conséquences de l’issue d’une maladie permet d’être ouvert à tous les possibles et de conserver une attitude sereine, calme et porteuse de cet espoir tant nécessaire au malade, comme nous le dit Denis Hochstrasser. Pour Platon comme pour les empiriques, il s’agit de pratiquer la médecine comme un art fondé sur l’expérience vécue et non pas comme une «science» par l’accumu- lation des savoirs conceptuels. Il s’agit donc de dissocier l’exercice de la médecine des problèmes de la science dogmatique. Davantage que l’apprentissage du respect à la lettre des lignes directrices (guidelines) décrétées par le clergé scientifique, les empiriques, à l’instar de Sextus, mais aussi Platon et plus tard Montaigne, Pascal, William James ou Ludwig Binswanger, nous invitent tous à l’exercice de l’art de la mise en suspens de notre jugement. En médecine et dans le soin, cet art seul permet de laisser la place au patient et de l’accompagner dans l’expérience qu’il éprouve sur le chemin du soulagement. En effet, lorsqu’un soignant se met aux côtés d’un patient, qu’il porte attention à lui et suspend son jugement, il se donne la possibilité de l’entendre et de le découvrir comme un être vivant à son égal qui est actif et qui compose déjà avec les aléas de santé qu’il rencontre. Il permet ainsi au patient de devenir un partenaire qui participe et contribue au traitement dont il bénéficie en prenant soin de lui-même.
Pour illustrer cette posture empirique dans la relation thérapeu- tique, Thierry Tournebise propose d’accompagner le patient avec sollicitude dans ce processus, en n’ayant d’autre langage que celui de ce patient-là et sans recours à quelque forme d’interpré- tation que ce soit. De son côté, Geneviève Ruiz invite les soignants à se synchroniser avec le rythme propre à chaque patient en entrant avec lui dans une danse d’ajustement mutuel, un tango durant lequel alternent le pas de la compétence professionnelle à traiter la maladie et celui de la résilience dont le patient a seul le secret pour accéder à son soulagement. Bien qu’elle propose de décrire l’éducation thérapeutique du patient, c’est finalement bien celle du soignant qui en ressort pour lui apprendre l’art de s’ouvrir et s’abandonner à la singularité et aux compétences du patient. Un tango qui lui permet de libérer et d’accompagner ce savoir-être profane à haut potentiel thérapeutique tout en conciliant la perspective thérapeutique singulière du patient avec les valeurs qui suscitent la réjouissance dans la vocation du soin d’autrui. Et de ce point de vue, si l’insti- tution du soin et de la médecine dispose d’un potentiel d’action et d’efficacité inestimable, c’est sans aucun doute celui des innombrables occasions qu’elle a d’engager ce tango du soulagement par la sollicitude entre les êtres humains, patients comme soignants.
«Lorsqu’un soignant se met aux côtés d’un patient, il se donne la possibilité de l’entendre et de le découvrir comme un être vivant à son égal.»