Consulter son psy et son horoscope
— C’est quoi ton signe?
Je relève la tête et regarde mon interlocutrice. En face de moi, pas de voyante enturbannée ou autre personnage ésotérique, mais Yasmine, une jeune étudiante que je viens de rencontrer et avec qui je partage une cigarette.
— Sagittaire et toi?
— J’aurais pu le deviner. (Elle tire une taffe.) Verseau. Et ta lune?
— Balance.
Cette conversation, je le sais, a le don de faire tiquer certains cerveaux cartésiens. Ce n’est pourtant pas mon cas, ni celui de beaucoup de jeunes autour de moi. Sur les réseaux sociaux, les pages dédiées à l’astrologie font légion, suivies de près par les publications sur le tarot et la cartomancie. On demande son signe comme on demande son prénom, on invoque la pleine lune après une mauvaise nuit de sommeil et « Mercure rétrograde » lorsque l’ordinateur tombe en panne. Conneries diront certains, en balayant avec mépris ce qu’ils appellent des croyances irrationnelles. Ce n’est pourtant pas en tant que croyances que je propose ici d’envisager le tarot ou l’astrologie. Les planètes influencent-elles notre vie ? Aucune idée et je ne m’attarderai guère sur les dimensions transcendantales de ces écoles de pensées qui postulent une ascendance astrale sur nos destinées. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de savoir si ces théories sont vraies, mais si elles sont efficaces pour parler de soi et se penser.
L’enjeu de ma conversation avec Yasmine ne consiste en effet pas en un inventaire passif de traits de caractère prédestinés par les étoiles, mais en l’effort de réflexion, en la démarche analytique que l’utilisation de ces signes présuppose. Car bien que basés sur des archétypes comportementaux, les signes du zodiaque ne possèdent pas de définition fixe. En les utilisant pour se décrire, chaque personne opère donc un choix et sélectionne dans ces grandes lignes la façon dont il s’y reconnaît. Et quand je demande à Yasmine ce qui pour elle fait sens dans sa lune en scorpion, sa réponse m’indique en réalité ce qu’elle retient et valorise de sa façon de gérer les émotions, domaine que l’astrologie lie justement à la lune. Mais aussi ce qui la met en difficulté, ce qui génère de la souffrance. Car comme moi, comme vous, sa santé mentale n’est pas toujours optimale. Et comme moi, comme beaucoup, Yasmine s’est d’abord tournée, pour y remédier, vers l’interlocuteur désigné par la société : le psychothérapeute.
Ce dernier, porteur du discours médical rationnel, nous a ainsi présenté à toutes deux le reflet de notre mal-être disséqué au prisme des troubles et des pathologies, des traumatismes et des diagnostics. Résultat : un trouble anxieux pour elle, un trouble du déficit de l’attention pour moi, deux diagnostics d’ailleurs devenus si fréquents qu’ils suscitent habituellement le même rictus dubitatif que les propos sur l’astrologie.
Je tiens à le préciser: je ne prétends nullement renier l’utilité thérapeutique du diagnostic pour le patient. Quel soulagement en effet de savoir que mes retards systématiques n’étaient pas dus à un irrespect inné, mais à une dérégulation purement chimique de la dopamine. En revanche, il faut bien admettre qu’on se sent vite à l’étroit dans le seul discours médical, surtout quand le but premier de notre démarche est le bien-être psychologique. Pour l’atteindre, j’ai pour ma part pris l’habitude de multiplier les chemins de traverse, selon la nature de mon problème. Lorsque le remède semble dépendre d’une réponse factuelle établie selon les principes bien appliqués de l’evidence based, preuves et chiffres à l’appui, je me tourne ainsi bien volontiers vers la science. Mais les diagnostics et les traitements ne remédient pas à tous les maux. Cherchant avant tout à expliquer (et souvent éradiquer), ils apprennent peu à faire avec cette souffrance. Et si mon psychiatre a certes su me prouver que mon impatience était physiologique, cela ne m’aide pas pour autant à mieux la gérer.
Parfois, l’intellection de la souffrance ne comporte aucune vertu thérapeutique et trouver le vrai ne rime pas avec se sentir mieux. Pour atteindre le bien-être mental, il faut parfois chercher en dehors du discours médical occidental qui, nul besoin de le rappeler, a principalement été formulé par des hommes occidentaux et pour des hommes occidentaux. Douce Dibondo, journaliste et militante féministe française, a ainsi observé un plus fort recours à l’astrologie chez les minorités, pour qui le symbolisme des signes du zodiaque permettrait de se penser en marge du discours majoritaire. Le besoin d’autres langages pour penser sa tête et sa relation au monde. C’est peut-être cela que révèle la présence massive de l’astrologie et du tarot dans notre société, qui ne sont que deux exemples parmi la multitude de langages alternatifs existants. Une supposition qui cherche non pas à évincer le discours scientifique, mais plutôt à rétablir un équilibre face à son hégémonie lorsqu’il s’agit de parler de soi, et à questionner: quelle utilité, quels bienfaits sommes-nous donc si nombreux à retirer des astres et des cartes?
«C’est tout simple, me répond Yasmine. Je me sens mieux dans l’esthétique de ces discours que dans celui, plus froid, plus sévère, de la science. Au fond, je te dis la même chose quand je te parle de mon trouble anxieux ou de mon ascendant Vierge : je parle de mon inconfort, de mes angoisses. Simplement, les mots ne sont pas les mêmes et me semblent moins stigmatisés, plus doux, légers. Parler de son diagnostic, ça peut mettre un froid et l’échange est moins fluide. Or, je ne pourrais pas avancer si je n’étais pas capable de parler de ma souffrance.»
J’acquiesce, mais je sais que ces mots ne parleront pas à tout le monde: certains se sentent plus rassurés dans le lexique rigoureux de la science, dans les termes médicaux précis et indiscutables. Ce n’est pas toujours mon cas: je le trouve parfois bien rigide, définitif et peu permissif au changement. Dans la grille de lecture scientifique, on est ou on n’est pas, et on ne peut être les deux à la fois. C’est dans cette grille étriquée que mon psychiatre s’est vainement échiné à concilier mon trouble de l’attention et mon aptitude à lire un livre d’une seule traite. Impossible, a décrété le DSM-5. Moi, je sors de cette consultation confuse, je remets en question l’entièreté du diagnostic et rentre chez moi avec en cadeau, un beau syndrome de l’imposteur. Belle avancée: ni moi ni mon thérapeute n’avons su gérer la contradiction, une composante pourtant inhérente à la complexité du psychisme humain. En revanche, mon horoscope, lui, le peut. Un thème astral, déterminé par la position des astres à la naissance, contient en effet (et je ne vous en donne ici que la version simplifiée) sept planètes caractérisées par sept signes. Nul besoin d’entrer dans les détails structurels de l’astrologie: il faut avant tout comprendre que cette structure, servant à interpréter un caractère, est plurielle et donc nécessairement contradictoire, car les signes le sont. Le sérieux de la Vierge s’oppose à l’impétuosité du Sagittaire, l’indécision de la Balance à la détermination du Bélier. Bref, mon thème astral, comme celui de tout un chacun, fourmille de contradictions et ne s’en embarrasse guère. Il devient ainsi une grille de lecture bien plus intégrative que celle de mon thérapeute, où un trait de personnalité possède la faculté d’en exclure un autre. Nul besoin de justifier mes contradictions: elles sont là, je peux être à la fois ceci et cela, et ce cadre plus souple a permis d’apaiser mon rapport à la complexité.
La rigidité définitoire du discours scientifique ne s’arrête d’ailleurs pas à son contenu, mais aussi à qui l’énonce et le reçoit. Dans ce langage, le premier est en effet un «expert» et le second un «patient». Certes, il est possible de googler ses symptômes, mais on préfère généralement s’en remettre au psychothérapeute pour le verdict final. Or, c’est lui (ou elle) qui choisit les mots et les applique à mon psychisme, avec ou sans ma participation, avec ou sans mon consentement. À l’inverse, ma posture face aux discours du tarot et de l’astrologie me permet une approche bien plus proactive dans ma quête du bien-être mental. Déjà, parce que je n’y suis plus une patiente et qu’aucune des deux méthodes ne nécessite forcément la présence d’un expert, cartomancien ou astrologue. Bien souvent, on consulte soi-même son horoscope et bien souvent, c’est une personne de l’entourage, ami, parent, voire soi-même, qui tire les cartes de tarot. Là encore, ce qui me semble précieux est l’effort de réflexion engagé par celui ou celle qui consulte les cartes ou lit l’horoscope, si ces derniers sont considérés comme outil de réflexion et non comme porteurs d’une vérité transcendantale. Quand je tire une carte, rien ne m’oblige à y adhérer entièrement. En revanche, je me positionne par rapport à cette carte, j’en fais un support de pensée non contraignant. Si je m’y identifie, je sais pourquoi, si je la rejette, je le sais aussi et dans les deux cas, j’ai fait l’effort de conscientiser ce qui correspond à ma situation. C’est d’ailleurs ce qui me laisse dubitative quand les détracteurs de l’astrologie invoquent l’effet Barnum pour l’invalider. Ce biais cognitif par lequel les gens attribuent de manière erronée une grande pertinence à des descrip- tions générales serait certes fâcheux, si ce que l’on cherchait dans l’horoscope était le vrai. Mais quand notre but est l’effort introspectif délibéré, l’effet Barnum révèle au contraire l’utilité du support astrologique en tant qu’outil d’autodétermination. Tout le monde s’y reconnaît, mais selon quels critères et pourquoi? Voilà qui me semble plus intéressant.
Et cet effort peut tout aussi bien se poursuivre quand, comme je l’ai fait, on opte pour la consultation de cartomancie payante. En l’apprenant, mon psychiatre blêmit et crie à la charlatanerie. Pour lui, c’est l’aveu indubitable de mon irrationalité et par conséquent de ma vulnérabilité. Merci bien, mais je ne me sens aucunement vulnérable quand je rencontre Valentine Coluccia, une jeune femme souriante qui m’accueille dans sa villa valaisanne. Bien plus que dans l’asymétrie de la relation entre expert et patient, je participe ici activement à ma quête de bien-être. Et soyons clairs: je n’attends pas de Valentine ou des cartes qu’elles me dévoilent une vérité obscure et insoupçonnée. Comme la plupart des gens qui viennent la consulter, je sais déjà ce que je veux aborder et je le dissocie en deux temps: les questions sur ce qui est et sur ce qui sera.
«Mon thème astral devient une grille de lecture bien plus intégrative que celle de mon thérapeute, où un trait de personnalité possède la faculté d’en exclure un autre.»
Pour ce qui est, les cartes me servent avant tout à structurer mes pensées par la conversation et à m’apporter une nouvelle perspective. «Ici, on laisse de côté le récit intellectuel, m’explique la jeune femme avant de tirer la première carte. Ça ne signifie pas le renier, mais le langage du tarot, affranchi du besoin d’expliquer, prouver ou calculer, permet de mettre en lumière des liens qu’on ne voyait plus.» Ce concept du lien, je le trouve précieux face au repli sur soi que le développement personnel peut engendrer. À force de se triturer les méninges pour trouver en nous la cause de nos problèmes, on commence à croire que tout dépend de nous, on en oublie ce qui entoure notre petite personne et que nous faisons partie d’un tout. On s’accroche ainsi au fantasme tenace du discours scientifique qui sépare, isole, coupe ces liens dans l’espoir de tout expliquer et donc de tout contrôler. Mais ce rapport illusoire à l’existence ne serait-il pas du même ordre que celui que les scientifiques reprochent au tarot?
En ce qui concerne le domaine prédictif, ce qui sera (ou plutôt ce qui pourrait être), le tarot me fournit un lâcher-prise salutaire face à l’inconnu qui, loin de me placer dans une position d’attente passive, me permet au contraire d’agir en laissant de côté les peurs sur lesquelles je n’ai aucune prise. Dernier exemple en date : ma recherche de logement. Interrogées à ce sujet, les cartes répondent que mon désir se réaliserait, mais qu’il faudrait pour cela me montrer patiente. Entendons-nous bien: peu importe si cela était vrai ou non. Ce qui compte, c’est le soutien apporté par ces quelques mots, vrais ou faux, qui m’a permis de composer avec cette fameuse impatience que mon psychiatre définit comme physiologique. Et au moment où j’écris ces lignes, après de longs mois durant lesquels ces petites cartes de papier m’ont aidée à poursuivre sereinement mes recherches, une notification sur mon téléphone me confirme la signature du bail de mon nouvel appartement. Est-ce là le fruit de l’alignement des planètes? Que m’importe… En tous les cas, c’est le fruit du récit alternatif de ma vie que m’offre le tarot et qui, aux côtés de mon psy, m’aide tous les jours à faire face à la vie. •